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je trouve que M. Thierry a tort de se faire machine toute tendante à un but ; mais je ne sais si vous n’avez pas plus tort encore de ne pas avoir de but du tout ; ou si vous en avez, de perdre tant de pas en route, de courir dans tant de petits sentiers que ce but n’est plus qu’un jouet pour votre imagination. Encore si les sentiers vous plaisaient tant que votre imagination n’eût pas besoin de ce jouet, rien de mieux ! Être heureux est ce qu’on peut faire de mieux dans ce monde. Mais il n’est pas vrai que vous vous contentiez ; du moins, il m’a paru qu’il y avait en vous de l’ambition, quoique étouffée par de l’orgueil, de la raison, de la paresse et bien de l’âme ; mais je ne vois pas pourquoi cette pauvre ambition serait étouffée tout à fait : elle est un excellent domestique, quoiqu’un fort mauvais maître. Il faudrait lui donner une portion raisonnable de nourriture, et c’est ce qu’elle n’aura jamais, si vous vous laissez tyranniser par des devoirs de société, — c’est votre mot, — car je ne me serais pas permis de censurer un homme aussi distingué que vous sur de pareilles choses si vous-même ne me les disiez. Je n’ai parlé que de vous ; mais moi, moi, croyez-vous que je n’aie pas d’ambition pour vous, et une ambition très vigoureuse, qui veut manger à toute force ? Nul homme ne peut servir deux maîtres, il y a longtemps qu’on l’a dit, mais peu de gens en sont convaincus ; mais de tous les maîtres, celui qui donne les plus mauvais gages, c’est la société et toutes les vétilles dont elle est remplie. Et quelle folie à vous surtout, qui en avez peu besoin, de vous y assujettir ! J’ai besoin que vous travailliez, non que j’aie besoin de succès pour vous aimer ; mais j’ai beaucoup d’activité en moi, et si j’avais été un homme, j’eusse été trop ambitieux. Telle que je suis, je la place en vous ; et si cette activité n’est pas employée à aller avec vous, elle vous tourmentera, je vous en préviens. C’est peut-être parce que je ressemblais trop à M. Thierry qu’il ne m’a pas aimée, car nous avions les mêmes défauts : l’excès en lui m’a, j’espère, un peu corrigée ; mais le naturel revient toujours. Non, mon cher ange, n’allez pas à la campagne, si vous devez m’y regretter davantage. Ne croyez pas que je sois assez égoïste (quoique je le sois pas mal) pour désirer vous voir tourmenté pour moi : je voudrais que toute l’influence que je puis avoir fût tournée à notre profit mutuel, et quoique malheureusement mon caractère bien souvent me gouverne et va en sens contraire de