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Le Roi pour lequel ils combattaient représentait pour eux la patrie ; en marchant au nom du Roi, ils étaient convaincus que c’est elle qu’ils servaient. Moreau croit, lui aussi, qu’il va la servir. Mais il perd de vue qu’en empruntant à ses ennemis d’hier leurs instrumens et leurs moyens, il se met en contradiction avec lui-même, dément son passé et se fait l’allié des souverains contre lesquels il a glorieusement défendu la France.

Si grand est son aveuglement qu’il ne voit pas que l’armée de Français qu’il veut former, sera, en admettant qu’il parvienne à la réunir, à la solde de l’étranger, et que le premier pas qu’il aura fait dans une voie où il est si facile d’oublier ce qu’ordonne le devoir, le conduira fatalement à devenir le complice de la coalition contre laquelle luttent depuis plus de vingt ans les soldats de son pays, ceux mêmes qu’il a commandés. A quelque titre qu’il y figure, il n’y sera pas à sa place et n’y pourra trouver ni de la gloire, ni de l’honneur. Il en serait autrement, s’il était royaliste ; on comprendrait mieux sa conduite. Mais il n’est pas royaliste ; il ne l’a jamais été ; les Bourbons ne sont, à ses yeux, qu’un pis aller, et ce qui excuse les émigrés ne saurait excuser l’ancien général en chef des armées de la République.

Ceci dit, il reste du moins à alléguer sa bonne foi, l’influence pervertissante de l’exil et son ignorance de ce qui se passait alors dans l’âme française. Sans doute, elle était lasse du joug impérial, de douze années de guerres ruineuses, de tant de sang versé, de tant de vies humaines sacrifiées, de tant de trésors dissipés pour assurer à Napoléon l’empire du monde. Mais, sous la menace de l’étranger, elle oubliait ses griefs ; dans le César dont l’étoile pâlissait et pour qui, après l’ère des victoires, avait commencé l’ère des revers précurseurs de la chute finale, elle voyait le symbole vivant et agissant de la défense nationale ; elle se solidarisait avec lui, faisait sienne sa cause, et si elle souhaitait encore sa chute, elle ne voulait pas, quoique victime de ses fautes, être délivrée de lui par la coalition des puissances. « Tenons pour sûr que le salut ne peut venir que de la France, » écrivait alors Joseph de Maistre. C’était aussi, parmi les Français, l’opinion de ceux qui observaient, de ceux qui pensaient ; ils se révoltaient contre l’intervention étrangère. Voilà ce que Moreau ignorait. Dans cette ignorance, dont la soudaineté de sa mort ne lui laissa pas le temps de se convaincre on doit voir la cause