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l’un l’honneur, pour l’autre la vertu, et n’ait pas retenu le travail ; mais il y a probablement plus ; et, malgré l’acuité de son regard, malgré la subtilité de son tact, il ne l’a probablement ni vu ni touché : il ne pouvait guère le voir ni le toucher, parce qu’il n’avait sous les yeux et sous la main que les démocraties antiques, avec quelques petites républiques du moyen âge et de la Renaissance qui avaient été plus ou moins des démocraties, et que, bien qu’il l’ait en plusieurs endroits pressenti, il ne pouvait pourtant se représenter exactement la place que le travail, par la machine, et l’ouvrier, par le suffrage universel, allaient prendre dans les démocraties modernes. D’ailleurs, quoique assurément on y travaillât et qu’il y fallût travailler, de par l’éternelle et universelle loi, il eût été, à tous les points de vue, excessif de dire que le travail était le fondement de l’ancienne société. Elle-même, la grande distinction en noblesse, bourgeoisie et peuple ne reposait pas sur le travail. On pouvait bien considérer (encore faut-il ne pas mêler les temps, distinguer les époques, ne rien exagérer et admettre toutes les exceptions) que quiconque fait œuvre de ses dix doigts déroge, mais ne pas œuvrer était une conséquence, non une condition de la noblesse : on ne pouvait donc pas en conclure, par exemple, que l’Etat aristocratique fût fondé sur le fait de ne pas travailler. Nous, au contraire, du point de vue économique, à la lueur du présent qui nous permet et nous impose presque une « conception » plus « matérialiste » de l’histoire, ne pouvons-nous pas dire : L’Etat ancien était fondé sur l’esclavage ; l’Etat intermédiaire ou féodal, sur le servage ; l’Etat aristocratique et monarchique (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), sur le patronage ; l’Etat moderne est maintenant fondé sur le travail dit libre, dont la forme la plus importante, qui le commande, le conditionne, et finalement le détermine en partie, est celle du travail concentré ?

La période moderne s’ouvre lorsque le moteur physique ou mécanique, substituant à la fabrique l’usine telle qu’elle se poursuit et comporte en toutes ses circonstances et dépendances, vient instaurer le nouveau régime du travail concentré et détruire — ou du moins considérablement réduire — l’ancien régime du travail dispersé. L’un des acteurs du nouveau drame, qui ne pouvait en effet apparaitre qu’avec l’industrie en grand, après que serait rompu entre celui qui travaille et celui