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une crise ministérielle, — ni même plus lent et plus long, mais passager encore, — comme on dit, par exemple, la crise de la laine ou de la houille. J’entends par « la crise, » étymologiquement, « ce qui distingue, » « ce qui sépare. » La crise de l’Etat moderne, c’est la séparation de l’État d’aujourd’hui et de l’Etat antérieur, depuis le moment où cette séparation a commencé jusqu’à celui où l’État aura enfin retrouvé sa stabilité dans ses nouvelles formes. Quant à « l’État moderne » lui-même, je pense n’avoir plus à le définir. J’entends par là l’Etat, construit d’en bas, et en cela démocratique, quelle que soit l’étiquette du gouvernement ; théoriquement soumis au règne de la loi, mais, dans le fait, actionné directement ou indirectement par la force du nombre ; fondé politiquement sur le suffrage universel et économiquement sur le travail ; attentif surtout aux conditions du travail dans la grande industrie par suite de la concentration des ouvriers autour des usines et de leur groupement en syndicats, en fédérations syndicales, en confédération générale ; agissant, sous le levier du suffrage universel, au moyen de la loi, qui a changé d’auteur prochain ou lointain, faite, sinon « par le peuple, » au moins « pour le peuple, » par des « représentans du peuple, » dont la plupart sont constamment en proie à des hallucinations électorales, à la phobie de la non-réélection ; — qui a changé d’objet, puisqu’elle se propose avant tout d’améliorer, au bénéfice du plus grand nombre maniable et mobilisable dans les batailles du suffrage universel, les conditions mêmes du travail ; — et qui a changé de nature, en ce qu’elle ne se préoccupe plus, comme autrefois, de consacrer et de conserver, mais de réformer et d’innover, — c’est-à-dire de transformer.

On ne prend pas suffisamment garde à cette transformation graduelle, mais quotidienne, de la société. Les révolutions empêchent de voir l’évolution, comme les arbres empêchent de voir la forêt. C’est d’ailleurs un jeu, que d’opposer de tout point, ainsi que le font, dans les congrès et dans les gazettes, beaucoup de demi-savans et de quarts de philosophes, l’évolution à la révolution. Il y a des évolutions révolutionnaires, et toute révolution est en principe évolutionniste, évolutive, ou elle n’est pas. Mais les plus grandes révolutions sont les évolutions les plus discrètes, les moins sensibles, où tout le monde conspire parce que personne ne s’en aperçoit. Les idées et les lois en sont les