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Le 3 mai.

Je ne demande à moi et à Dieu qu’une chose, c’est de me donner le pouvoir de vivre sans m’agiter sans cesse et de me donner la patience d’attendre tranquillement la mort avec la même espèce de sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se dit : « Le soir viendra, j’en suis sûre, ainsi calmons-nous ! » Je me suis promis solennellement de ne jamais plus m’emporter contre Cousin en dehors. Voyons ! Si je puis me tenir cette promesse, j’aurai gagné une victoire qui m’en fera gagner bien d’autres. Il ne faut pas trop exiger de soi tout d’un coup. Si j’avais commencé par me demander de petits sacrifices, je serais peut-être arrivée aux grands, à présent. Hélas ! il faut sentir son âme arrachée morceaux par morceaux, comme les progrès lents de la pétrification. Peut-être cette passion incommensurable, que je sens, est-elle un bien : elle me sert à beaucoup de choses. Tout mon être avait besoin d’être renouvelé, le bonheur ne m’avait jamais paru que dans l’amour, j’étais ennuyée, la pensée était peu de chose, un accessoire pour moi. A présent, il faut y renoncer, il le faut : ces terribles paroles, je me les répète quarante fois par jour. Tout se résume là.


Le 5 mai.

Mercredi soir, je fus chez Mme Belloc, bien résignée à m’ennuyer. Une demi-heure après, je vois Cousin. Non, il n’est pas dans la parole humaine d’exprimer la joie que sa vue me causa ! Au bout de quelques instans, il vint se mettre auprès de moi. Je sentis une tranquillité momentanée. Nous causâmes un peu. Mais, hélas ! il n’est plus le même. Je sais bien que c’est de ma faute : c’est moi qui ai gâté cette intimité, c’est ma nature faible et passionnée. Il s’en fut au bout d’une heure sous prétexte de voir Fauriel chez Mme de Broglie, mais plutôt pour éviter de me reconduire.

Ah ! quel moment que celui où je le vois sortir ! J’avais osé espérer un moment. Cependant, il m’a aimée, je n’ai pas imaginé tout ce qu’il m’a dit, toute son ancienne manière d’être quand il ne pouvait souffrir de me laisser traverser la chambre parce que cela m’éloignait de lui un instant. Et quand même j’eusse pu m’exagérer tout cela, Jacques l’a dit à Mme Sirev. Auguste Vignier l’a dit, son meilleur ami a dit qu’il était fou.