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fait que peu de plaisir et qui jamais ne le comprennent, et une heure de sa conversation me donne des milliers d’idées nouvelles ; c’est comme si l’on soulevait un rideau et qu’on me montre tout un pays caché derrière. Cher Fauriel, que vous étiez tendre et que vous m’avez fait de bien, l’autre soir ? Vous me dîtes que la première fois que Cousin vous avait parlé de moi, il vous dit qu’il n’avait jamais vu une femme qui lui ait plu autant que moi. Je l’embrassai, mon doux ami, et je lui dis : « Ce que vous me dites, cher Dicky, me fait bien plaisir » Samedi matin, je me réveille en pensant que je le verrais seul à cinq heures. Comment passer la journée jusque-là ? Je pris Werther, car mon attention ne voulait pas se fixer à autre chose. A neuf heures et demie je ne pus résister à la tentation d’aller guetter ses fenêtres. Elles étaient plus ouvertes que de coutume. Etait-il sorti ? Je le crois, je ne me permis pas de penser qu’il était chez Mme Arconati. Hélas ! elle devait partir vendredi, et puis elle le remit à lundi. Je restai jusqu’à onze heures, je finis Werther. Au total, il m’a un peu désappointée ; il y a quelques pages exquises, une lettre surtout où il prie ; mais généralement, la douleur n’y est que devinée, il y manque de ce modèle fin et privé auquel on n’atteint que quand on peint d’après nature. L’auteur n’a jamais senti l’excès du malheur lui-même. Cependant son imagination l’en approche ; il y a des idées charmantes sur l’Odyssée, sur l’enfance ; le caractère de Lolotte est bien gracieusement touché. Je fus chez Mme Belloc pour dépenser le temps et pour me distraire de l’odieuse pensée qu’il ne viendrait peut-être pas ; j’avais tant de choses à dire, j’avais un besoin dévorant de le voir, je restai quelque temps avec elle, et par hasard elle me dit que Cousin lui avait donné son livre ; je sentis quelque chose d’inexprimable dans ma poitrine qui me revient pendant que j’écris. Je gardai le silence pour cacher mon trouble. Mais je crains les yeux de Mme Belloc ; ils sont bien fins. Je repris et lui demandai comment elle le trouvait. Je vis par sa réponse qu’elle n’y comprenait rien. Je revins toute remplie de tristesse ii quatre heures et demie. Je ne pus tenir, je m’en allais à mon siège habituel. Je me dis : S’il vient, je le verrai plus tôt et du moins je serai un peu moins de temps dans cette horrible..