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limitait pas le budget de sa vanité, il se rattrapait sur les détails. Très magnifique dans la mise en scène dont il se faisait gloire, il lésinait sur les dépenses intimes que le public ne devait pas connaître. C’est ainsi que le Tasse fut logé petitement dans une modeste auberge de Paris, où il partageait sa chambre avec le théologien du cardinal. Pour lui faire honneur, on se contenta de renouveler la paille que contenait la paillasse de son lit. Il vécut ainsi cinq mois dans une situation voisine de la misère. Lui-même raconte que, pendant tout ce temps, il n’avait pas possédé un habit de rechange ; il rentrait à Ferrare avec l’unique vêtement qu’il en avait emporté. On dit même qu’une Parisienne touchée de sa misère lui fit cadeau d’un écu. Les déceptions que ce séjour devait causer au poète ne furent pas compensées par de prétendues faveurs dont il ne reste aucune trace historique. Il n’est pas vrai que le Tasse ait été reçu par Charles IX, que le Roi lui ait accordé la grâce d’un délinquant demandée par lui, encore moins vrai qu’il ait répondu par un refus à l’offre d’un présent que voulait lui faire le souverain.

La vérité est beaucoup plus prosaïque que la légende. Le Tasse tenait une si petite place dans la suite du cardinal, que celui-ci, prolongeant son séjour à Paris et effrayé de la dépense, le renvoya en Italie avec une partie de ses serviteurs. Là encore il se montra moins que généreux, car il n’évalua qu’à mille livres le prix du voyage de ceux qu’il renvoyait, quoiqu’ils fussent au nombre de dix et qu’il leur fallût un mois pour faire la route. C’est sans doute cette expérience peu encourageante qui décida Torquato à quitter le service du cardinal pour entrer dans la maison du duc Alphonse, son frère. Encore ce changement ne put-il se faire qu’à la suite d’une négociation délicate. Les deux frères, malgré l’apparence des bonnes relations qu’ils conservaient entre eux, se regardaient avec quelque méfiance. Une sorte de rivalité régnait entre leurs maisons. Le Tasse ne put entrer au service du duc qu’avec une autorisation du cardinal.

Nous touchons ici au vif du sujet. C’est à Ferrare que le poète va désormais se fixer pour son malheur. Nous ne pouvons comprendre les événemens de sa vie qu’à la condition de bien connaître le milieu où il va vivre. Qu’était-ce que cette Cour, de quels élémens se composait-elle ? Dans ces petites principautés du XVIe siècle, c’est la maison régnante qui donne le ton à la société tout entière