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les avantages de la parfaite ignorance : on ne songe jamais à soi dans ces cas-là. » Elle enlève en trois lignes un portrait satirique. Que dites-vous de ce croquis d’une vieille dévote qui fut, paraît-il, la tante de Musset : « Elle habitait à Vendôme, dans un faubourg, une petite maison moisie, où elle avait tourné tout doucement à l’aigre entre des chiens hargneux et des exercices de piété ? » Dans son art de portraitiste, il est bien rare qu’il n’entre pas un grain d’humour. Elle se divertit à voir comme les passions, les intérêts, les manies, les lubies font de nous leur jouet. Elle assiste à la vie ainsi qu’à une comédie. Un peu d’ironie court à travers presque toutes ses pages. Et cette ironie, dont la malice n’est faite que de clairvoyance, voilà justement la fleur du bon sens de chez nous.

Les romantiques ont essayé de nous faire croire que le bon sens exclut impitoyablement l’imagination, la fantaisie, la sensibilité. Allons donc ! Il est au contraire la meilleure sauvegarde de ces facultés charmantes, qu’il empêche de dégénérer en bizarrerie ou en niaiserie. Chez Mme Arvède Barine, l’imagination ne fut guère moins développée que la raison. Prenez le mot en quelque sens qu’il vous plaise de lui attribuer. L’imagination consiste-t-elle dans une vision pittoresque et colorée des choses, par opposition à la manière abstraite de certains écrivains raisonnables et raisonneurs, moins psychologues encore que logiciens ? Mme Arvède Barine avait à un degré remarquable le sens de l’extérieur. Combien n’a-t-elle pas écrit de pages brillantes et qui sont de la meilleure littérature descriptive ? Rappelez-vous, pour n’en citer qu’une, celle où, dans la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, elle évoque la traînée lumineuse que mettait la Seine dans le Paris d’autrefois ! De tels morceaux, où l’écrivain ne cherche aucunement à « faire le morceau, » ne sont pas une exception sous sa plume. On voit les scènes auxquelles elle veut nous faire assister et les gens avec qui elle nous met en relations. On voit le cottage isolé et neigeux où Mme Carlyle, grelottante de silence et de froid, surveille dans la nuit la cuisson d’une miche de bon pain pour son tyran de mari. On voit, à la table de café sur laquelle il déployait son attirail de poche, le falot Gérard de Nerval, poursuivant, de rencontre en hasard et de bavardage en flânerie, l’article toujours repris, toujours interrompu. — L’imagination serait-elle plutôt un besoin d’échapper au milieu qui nous entoure, d’évoquer d’autres temps, d’autres pays, d’autres façons de vivre et de penser ? Toute l’œuvre d’Arvède Barine témoigne de ce goût pour les voyages intellectuels. Elle ne put jamais s’enfermer dans le cercle étroit de son époque et de son pays