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et fait équilibre au nombre. Si l’orchestre souvent « donne » tout entier, les soli d’instrumens abondent et, quelle que soit la vigueur de l’ensemble ou du fond, on sait comment s’en détache la physionomie particulière d’un violon, d’une flûte ou d’un hautbois d’amour.

Ainsi la monodie et la polyphonie triomphent tour à tour. Il arrive même qu’elles s’unissent, par exemple dans l’Incarnatus et le Crucifixus, deux chefs-d’œuvre étonnans par la diversité comme par la fusion des élémens qui les composent. Tous y sont inséparables, et la mélodie autant que l’harmonie, la répétition comme le développement, la succession des notes non moins que leur simultanéité, forment ici de cent beautés diverses l’unique et totale beauté.

Mais la Messe en si mineur est encore le signe ou le testament d’une autre alliance, plus profonde, et souvent méconnue. On assurait naguère que Jean-Sébastien Bach est le musicien de la raison pure et celui-là seulement. Je crois bien que cette erreur fut un des égaremens de ma jeunesse. Il n’en est pas que je déplore davantage aujourd’hui. Au centre de la pyramide sonore j’ai découvert à mon tour la chambre royale. Elle n’est pas vide, son hôte n’est point mort et, sous l’énorme pesée de pierre, un grand cœur bat éternellement.

Pourtant, n’allons pas trop loin. On n’oserait peut-être affirmer, avec l’un des derniers et des meilleurs critiques du maître, que dans ce passage du Credo : Et in unum Dominum Jesum Christum, Bach ait représenté « le mystère du Consubstantialem, c’est-à-dire des deux personnalités unies dans une même substance, par un même thème phrasé de deux façons différentes[1]. » Jusqu’où néanmoins, et dans tous les sens, en profondeur comme en étendue, jusqu’où Bach ne pousse-t-il pas son pouvoir de représentation ou de « poésie ! » La musique est esprit et elle est âme, disait Beethoven. Dans la musique de Bach, l’âme de plus en plus se communique à notre âme. Ici quelques notes suffisent, moins d’une mesure, pour que le contact, ou le courant, s’établisse et ne cesse plus. C’est le : Qui sedes ad dextram Patris ; que dis-je, c’en est le début seul et rien que l’intonation première, chute mélancolique et lente, où déjà, sous les mots qui ne parlent que de gloire, nous pressentons l’amertume, la désolation du mot qui va suivre, et qui sera : miserere. Ailleurs, — nous citons à l’aventure, — c’est l’Agnus Dei, si grave, si profond, où chaque intervalle est pathétique, où chaque note est lourde de repentir.

  1. J.-S. Bach, le musicien-poète, par M. A. Schweitzer ; Leipzig, Breitkopl et Härtel, 1905.