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Le pain qu’il mange, le vêtement qu’il porte, le lit où il couche appartiennent à un maître. Ce maître a quelquefois des accès de générosité, quelquefois aussi des accès d’avarice. Pour ne pas mourir de faim, pour ne pas vivre misérable dans un habit râpé, il faut se rappeler sans cesse à son souvenir, obtenir de lui des subsides en échange des éloges qu’on lui adresse. Le cœur se soulève à la pensée qu’un si grand homme passe sa vie à tendre la main. Il revient à chaque instant dans sa correspondance sur le besoin qu’il aurait d’être aidé pécuniairement, sur le plaisir que lui causerait quelque cadeau de prix. Après les sursauts de révolte d’une âme fière, il se résigne peu à peu à ces habitudes de mendicité. Est-ce lui qu’il faut en accuser ? N’est-ce pas plutôt cette maison d’Este qui lui doit son immortalité, dont personne ne parlerait sans lui et qui n’a pas su payer noblement, généreusement, d’un prix suffisant, la gloire qu’elle ne devait qu’à lui ?

Solerti, si bien informé qu’il soit, a entrepris une lâche impossible en prenant le parti du duc Alphonse de Ferrare, en essayant de le laver de tous les reproches qui lui ont été adressés pour rejeter sur le Tasse lui-même toute la responsabilité de la folie et de ses conséquences. Assurément il y a des heures où le poète devient insupportable, où ses airs de grandeur peuvent déplaire à la Cour et même blesser ceux qui l’entourent. Il y en a d’autres où son agitation, son perpétuel besoin de mouvement, ses absences, ses correspondances secrètes peuvent inspirer une défiance légitime. On n’est pas sûr de lui ; il négocie avec les Médicis au moment même où il proteste de son attachement pour la maison d’Este. Tant que le poème n’a pas paru, il serait possible qu’au lieu de le dédier au duc de Ferrare, il choisît un autre protecteur. Mais avec une bonté réelle, avec des égards soutenus, n’aurait-on pas préservé cette âme endolorie d’une partie des inquiétudes et des soucis qui la troublaient ? L’incertitude de l’avenir, l’angoisse du lendemain furent pour beaucoup dans la détresse intellectuelle de l’infortuné. Qu’il eût trouvé à l’origine une amitié dévouée, comme le fut plus tard celle de Manso, la catastrophe aurait pu être évitée. Ce qui a manqué au duc de Ferrare, c’est le véritable élan du cœur, la pitié qui n’attend pas qu’on la sollicite, mais qui va d’elle-même au-devant des misères humaines. Que fallait-il au Tasse pour que la vie lui parût douce ? Aucune fonction, aucune charge ; simplement un revenu assuré