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A quoi tend, à son insu peut-être, tout ce mouvement qui emporte les esprits et les ramène au culte de la vertu antique ? Manifestement, à la constitution d’une morale indépendante. M. Villey prononce le mot en passant : il aurait dû y appuyer ; c’est le seul qui convienne et qui éclaire toute cette page d’histoire. Pour toute sorte de raisons, dont l’analyse nous entraînerait un peu loin, on commence, au XVIe siècle, à trouver trop pesant le joug de la vieille morale chrétienne ; on rêve d’y échapper, et comme l’on sent bien qu’on n’y échappera qu’à condition de trouver ailleurs un équivalent, on s’avise de restaurer la haute doctrine morale que l’antiquité finissante avait opposée au christianisme, et dont celui-ci avait eu quelque peine à triompher[1]. Cette tendance à rejeter, sinon les prescriptions, tout au moins les principes de la morale théologique, on la trouve partout au XVIe siècle. Qu’est-ce que la Réforme, non pas peut-être dans l’intention de ses initiateurs, mais en fait et dans la suite de son histoire, sinon une tentative, et qui dure encore, pour fonder une morale vraiment indépendante ? A l’origine, elle était au moins, et de propos délibéré, une morale indépendante… de la religion catholique. A la différence de la Réforme primitive, le néo-stoïcisme n’a pas d’étiquette ou de livrée théologique : il ne tient pas compte de la révélation ; il l’ignore ; il est un pur et simple retour aux données de la raison et de la conscience antiques. La morale qu’il entend fonder est indépendante, non pas de toute métaphysique, mais de toute religion révélée.

Le mouvement est si général et si fort que ceux-là mêmes qui sembleraient devoir y être réfractaires ne peuvent s’y dérober complètement. Rien de moins stoïcien, à première vue, et même au fond, que Montaigne. Ni l’éducation, trop douce et trop voluptueuse qu’il a reçue, ni la vie, au total très facile qui a été la sienne, ni surtout son tempérament personnel ne le préparaient à l’effort, à la tension perpétuelle de tout l’être intime, au déploiement continu d’une volonté toujours en éveil. Ce n’est pas un héros de Plutarque que Montaigne, et il l’a bien fait voir. Il y a des âmes naturellement chrétiennes ; il y en a

  1. Il y a lieu de noter que, à tous les essais qui ont été tentés, en France notamment, pour constituer une morale indépendante, a correspondu régulièrement une sorte de renaissance du stoïcisme : à la fin du XVIe siècle, par exemple ; au XVIIIe, avec Montesquieu, Vauvenargues et quelques-uns des « philosophes ; » sous le second Empire, avec Renan, Taine et Havet.