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part un mot, que M. Villey ne me paraît pas avoir relevé, dont Montaigne n’a certainement pas vu tout le sens et toute la portée, et qui me semble le définir à merveille : « Nous autres, naturalistes[1], » s’écrie-t-il. C’est cela même. Montaigne est un naturaliste : il l’est par la qualité de sa langue et par l’allure de son style ; il l’est par le tour de son esprit et le mouvement même de sa pensée ; il l’est par l’inspiration de sa morale. Il ne veut que copier la nature, suivre la nature, vivre selon la nature. C’était écarter l’idéal chrétien et revenir à l’idéal antique. Guillaume Guizot l’a dit avec une spirituelle justesse : « Montaigne, c’est le génie du paganisme. »


Et il est encore quelque chose de plus. Montaigne, écrivais-je il y a une dizaine d’années, Montaigne, c’est l’honnête homme. Je suis heureux que M. Villey ait repris la formule, et, dans les derniers chapitres de son livre, l’ait ingénieusement développée. Qu’on veuille bien y réfléchir en effet. S’il y a, dans cette fin du XVIe siècle, en France, une œuvre littéraire qui nous fasse admirablement comprendre et sentir comment l’idée italienne de la virtù, combinée avec l’idée humaniste, a fini par produire l’idée française et classique de l’honnête homme, c’est bien celle de Montaigne. « L’honnête homme, » — on se rappelle la définition que Bussy-Rabutin en a donnée, — c’est « un homme bien né, et qui sait vivre[2]. » Or, n’est-ce pas là le « modèle idéal » que Montaigne a eu en vue, et qu’il a, plus que personne, contribué à faire naître et adopter ? Il y a si bien réussi, que ce modèle idéal a régné pendant plus d’un siècle sur la pensée et l’imagination françaises. L’homme qui, comme on dira bientôt, « ne se pique de rien » et « ne met point d’enseigne, » mais qui, au contraire, « a des clartés de tout, » l’homme dont le goût naturel a été formé par la pratique du monde et l’expérience des hommes, plus que par les livres, dont


La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété,


dont le ferme bon sens, affiné par le commerce de la bonne société, s’exerce sur toutes les questions qui lui sont soumises avec une liberté spirituelle, agile et souriante et s’enveloppe toujours

  1. Essais, livre III, chap. XIII, éd. Louandre tome IV, p. 235.
  2. Lettre à Corbinelli, 6 mars 1679.