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comprendre. Son tempérament était si réfractaire à ces idées si simples, et il a si peu réagi contre son tempérament, qu’il ne semble pas s’être rendu compte du vice secret des doctrines qu’il affichait. Il est dangereux de prêcher le plaisir aux hommes. Et cela est dangereux, parce qu’ils n’y ont déjà que trop de pente native, et que, même si l’on veut les orienter du côté des plaisirs nobles, ils finissent presque toujours par tomber du côté des plaisirs bas. Toutes les morales du plaisir ont eu la même fortune historique. Épicure, certes, ne méritait pas tous les reproches qu’on a pu adresser à quelques-uns de ses disciples : sa morale avait, à n’en pas douter, des parties élevées. Mais les disciples ont trouvé dans les doctrines du maître une justification trop facile de leurs propres appétits, et le nom d’épicurisme est devenu justement synonyme de relâchement des mœurs. Pareille mésaventure est arrivée à Montaigne. Il ne voulait assurément pas légitimer et encourager l’immoralité contemporaine ; et l’honnête Pierre Charron, et la bonne demoiselle de Gournay se seraient sans doute fort dévotement signés, s’ils avaient pu prévoir que les Essais allaient devenir les délices de Ninon de Lenclos. Mais il n’en est pas moins vrai que le livre de Montaigne a été l’Evangile de tous les « libertins » du XVIIe siècle, en attendant ceux du XVIIIe ; et qu’ils ont trouvé en lui au moins autant un encouragement au libertinage de leurs mœurs qu’au libertinage de leur pensée. « Dans le système moral de Montaigne, — a dit profondément Guillaume Guizot, — on finit par s’obéir à soi-même, ou plutôt, on ne s’obéit même plus, car on finit par ne plus se commander rien. » Et encore : « Montaigne n’est ni un guide sûr pour la pensée, ni un conseiller utile pour la vie. »

N’oublions pas un dernier trait sur lequel M. Villey a justement insisté. Pour constituer sa morale, Montaigne, chose bien curieuse, et qui montre combien au fond il était peu chrétien, Montaigne n’a fait aucun emprunt au christianisme. Ses autorités et ses sources, ce sont les philosophes et les moralistes anciens ; ce ne sont autant vaut dire jamais les moralistes chrétiens. Je ne crois pas qu’il ait cité une seule fois l’Imitation. La morale chrétienne est comme non avenue à ses yeux ; il l’ignore, ou il l’oublie. Les notions fondamentales de l’éthique chrétienne, le péché, la grâce, la corruption originelle, le repentir, lui demeurent entièrement étrangères. Il laisse échapper quelque