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et plus digne de lui. — Dans la salle des Pas-Perdus de la Faculté des Lettres de Bordeaux, on peut voir, depuis une vingtaine d’années, le tombeau de Montaigne, celui-là même que sa veuve, Françoise de la Chassaigne, lui fit élever au début du XVIIe siècle. Le grand écrivain est représenté couché, les mains jointes, revêtu de son armure ; son épée est à sa gauche, ses gantelets à ses côtés ; à ses pieds, un lion est couché ; derrière la tête, on a placé son casque de bataille… Montaigne sans un exemplaire des Essais ! Montaigne en prière ! Montaigne armé de pied en cap, comme un preux chevalier du moyen âge !… On ne s’attendait pas à trouver « le Thalès français, » comme l’appelait Juste-Lipse, dans cette dernière posture… Et puis, l’on se dit que « l’honnête homme » se fait un devoir de ne pas rompre en visière avec les usages de son pays et de remplir exactement toutes les obligations de la vie commune. On se rappelle aussi la fin courageuse et édifiante de Montaigne, ses fréquentes protestations de fidélité à la religion de ses pères, la constante et ferme clairvoyance de son patriotisme, ses campagnes dans les armées royales, et le mot d’un contemporain, La Croix du Maine, nous affirmant qu’il a quitté la magistrature pour « suivre les armes… » Et l’on se prend à songer que le livre n’est pas tout l’homme ; que Montaigne, comme nous tous, a eu sans doute ses faiblesses, ses inconséquences, et ses misères ; mais qu’il a eu ses jours de grand sérieux aussi ; et que, parmi tous les personnages qu’il a joués pendant sa vie, et dont les Essais nous gardent l’ondoyant et divers souvenir, celui que perpétue son tombeau n’est peut-être pas le moins véridique… Qui sait, en un mot, si cette vision d’un soldat chrétien, ce n’est pas, au total, celle que Montaigne eût souhaité qu’on emportât de lui ?…


VICTOR GIRAUD.