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que toutes les explications de mon guide ne prévalurent point contre mes soupçons. D’ailleurs, la décoration de cette chambre n’avait pas dû changer depuis le temps où la donatrice en était sortie. Le divan, les tapis de Smyrne, les coussins, les coffrets, les petits miroirs pendus au mur, rien n’avait bougé. Alors ce décor ne pouvait plus m’intéresser, moi qui cherchais un intérieur strictement populaire. J’écoutais, d’une oreille distraite, les propos de mon compagnon, et, tandis qu’il me vantait une vieille boîte à musique posée sur une étagère, je regardais le plancher vermoulu et taché de plaques de moisissure, les fenêtres aux châssis mal joints et aux vitres absentes, je constatais la minceur des cloisons de bois, et je songeais que la pauvre grand’mère qui habitait autrefois ce konak avait dû y mourir de froid. Je songeais aussi à toutes les Désenchantées poitrinaires qui grelottent dans les yalis du Bosphore, — ces baraques en planches, dont les pilotis trempent dans l’eau et dont les pièces humides, traversées par le vent glacial de la Mer-Noire, n’ont, pour se réchauffer, qu’une poignée de charbons dans un brasero…

Cependant mon Jeune-Turc, qui s’entêtait à m’abreuver de couleur locale, me faisait remarquer la petite table préparée pour le maître de la maison. La servante y avait disposé, sur un plateau, une carafe de jus de raisin, une assiette de laitage, des concombres et des noisettes.

— Vous voyez, me dit-il, il va rentrer du bureau par le bateau de cinq heures. Il mangera sa collation, causera un instant avec sa femme et ses enfans. Son fils aîné, qui est musicien, lui jouera un air de mandoline. Après quoi, il ira se coucher pour recommencer le lendemain. Telle est la vie que le tyran nous fait à tous !…

En dépit de tous les discours de mon compagnon, cette vie-là restait néanmoins fort mystérieuse pour moi. En somme, on ne m’avait pas laissé franchir le sélamlik, la partie de l’habitation ouverte aux étrangers. J’aurais voulu pousser plus avant. Mais après une allusion timide que je risquai, je compris qu’il serait incivil d’insister.

Nous terminâmes notre inspection par le jardin, un rectangle clôturé de murs et attenant à la maison. Là, au moins, rien n’était truqué. C’était un désordre et un abandon inimaginables. Les carrés et les plates-bandes étaient incultes, on ne