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contre elle-même, — d’abord par le sang versé et les inimitiés séculaires, et ensuite par des différences de races qui engendrent des inégalités d’aptitudes. Qu’on songe aux innombrables communautés religieuses qui pullulent en Orient et que des haines féroces divisent en une foule de clans ennemis : Musulmans chiites et Musulmans orthodoxes, Druses, Bédouins et Ansariehs, Chrétiens de toutes confessions et de toutes obédiences, Grecs et Latins, Maronites, Jacobites, Nestoriens, Arméniens et Coptes. Une ville comme Damas ou Beyrouth est un abrégé vivant de l’histoire des religions avec leurs schismes et leurs hérésies. Et, si l’on réfléchit que chacune de ces communautés ou de ces confessions a produit des types humains contradictoires, de véritables races distinctes, on conviendra que la fusion des prolétariats orientaux est, pour le moment du moins, un problème fort embarrassant à résoudre.

Je sais bien que, depuis les derniers événemens, les élites se sont efforcées d’atténuer ces haines et que, très noblement, elles ont donné l’exemple de l’oubli, et du pardon des injures. Des accolades solennelles se sont échangées en public, entre les chefs des vieux partis hostiles. Mais croit-on que le peuple ait perdu si vite le souvenir des atrocités commises, lui qui en a le plus souffert ? On a la mémoire longue en Orient. Si nos protestans, après deux siècles, se souviennent toujours des Dragonnades, pense-t-on que les massacres bien plus récens de Syrie, d’Arménie, de Constantinople puissent être volontairement oubliés par les parens ou les coreligionnaires des victimes ?... Je me rappelle encore avec quel frémissement de colère et d’indignation, un Français, simple spectateur des tueries arméniennes, me racontait les horreurs dont il avait été témoin. Il avait réuni en panoplie, dans son cabinet de travail, des poignards, des casse-tête, des matraques hérissées de clous, toute une variété d’armes semées dans la rue par les égorgeurs en fuite et qu’il avait ramassées derrière eux. Détachant un couteau très aigu et très affilé, il me dit : « Celui-ci, j’ai vu un Turc le plonger jusqu’au manche dans le cou d’un Arménien. Et, quand ce fut fait, l’homme retira de la plaie le couteau tout chaud et tout dégouttant, et, par deux fois, il le glissa entre ses lèvres, et il huma le sang... » Cette scène de cannibalisme n’est qu’un épisode isolé entre cent autres aussi révoltans. Encore une fois, pense-t-on qu’il suffit d’une cérémonie expiatoire au cimetière