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en Syrie, en Anatolie, à Constantinople et dans toute la Turquie d’Europe, ce qui s’absorbe d’eau-de-vie est inimaginable. Si nos prolétaires ont leur absinthe, ceux de là-bas ont leur araki, une espèce d’anisette extrêmement capiteuse. A tout propos, on boit l’araki. On vous en offre un petit verre presque aussi souvent que l’inévitable tasse de café. Sans doute, ce sont les chrétiens principalement, les Grecs et les Syriens, qui consomment cette liqueur. Mais la contagion de l’exemple a gagné les Musulmans. D’ailleurs, s’il avait besoin d’y être encouragé, le peuple ne ferait, en cela, qu’imiter les classes élevées. Parmi les disgraciés ou les suspects de la politique, ces hauts fonctionnaires ou ces princes que la tyrannie soupçonneuse du Sultan emprisonnait dans leurs villas, on m’en citait un grand nombre qui, entre quatre murs, se tuaient d’alcool au moins autant que d’amour. Et je me rappelle une singulière rencontre que je fis un jour à Damas, dans une buvette populaire, tenue par un brave Piémontais, le « barba Tita, » comme le désignait son enseigne. Cet individu, venu tout exprès pour exploiter ses compatriotes, les terrassiers qui travaillaient à la ligne du Hedjaz, avait installé discrètement son commerce au fond d’une petite rue arabe voisine du Séraï. J’y entrai par curiosité, et, quelques instans après, ma surprise fut extrême d’y voir paraître un Turc fort correctement habillé et de très grande allure, mais à la démarche incertaine et aux gestes saccadés et bizarres. Il parla familièrement au patron, lutina les servantes, finit par s’asseoir au milieu d’une bande d’Italiens en pantalons et en vestes de velours, et il commanda à boire pour toute la tablée. Le « barba Tita » ne tarda point à me révéler que ce personnage était un exilé, que la police laissait aller et venir, parce que son ivrognerie le rendait inoffensif, et que le malheureux s’achevait dans des soûleries quotidiennes avec les ouvriers de passage.

Des désespérés comme celui-là sont des cas exceptionnels assurément. Et je me hâte d’ajouter que, même dans les cafés de la plus basse catégorie, les scènes d’orgies crapuleuses, qui s’étaient si souvent chez nous, sont extrêmement rares. Quand on veut boire, on boit à huis clos, en famille, ou en cachette. Les cafés, dans tout l’Orient, apparaissent plutôt comme des lieux de réunion ou de flânerie que comme des lieux de godaille. Aussi bien, les boissons, peu variées, sont encore très anodines : du