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finisse par s’établir entre tous ces élémens ethniques si divers, il resterait toujours, pour la plèbe orientale réconciliée, un ennemi commun plus ou moins déclaré. Ne nous le dissimulons pas : cet ennemi, c’est nous-mêmes, nous Européens, qui, par nos entreprises industrielles, nos opérations financières, nos agiotages effrénés (auxquels d’ailleurs les Orientaux s’associent avec empressement), bouleversons sans cesse les conditions économiques de ces pays. Et ainsi, quoi qu’on fasse pour pallier le conflit, l’avenir, de ce côté-là, ne s’annonce point très rassurant.


III. — COMMENT ILS S’AMUSENT

Malgré tout, ce peuple est joyeux, non pas gai au sens français du mot. Il est joyeux, en ce sens qu’il s’applique à jouir le plus possible de sa pauvre vie, acceptée tout uniment telle qu’elle lui est faite. Sa joie, c’est l’expansion brutale et grave de l’instinct qui se satisfait. Il ne s’élève guère au-dessus des simples plaisirs de l’amour et de la boisson. Mais il a un appétit très vif de l’existence fastueuse et splendide, un sentiment de la vie en gloire et en beauté, qui poétise ses bordées et ses ripailles. C’est pourquoi ces gens ne sont point économes. Un manœuvre qui a peiné pendant des mois pour amasser deux cents ou trois cents francs, au prix des plus dures privations, n’hésite pas à les dépenser en une nuit : pendant quelques heures, il aura mené le train d’un pacha, ou, du moins, il s’en sera donné l’illusion. Il aura eu sa minute de triomphe. Cet homme que vous avez vu, la veille, rouler des tonneaux ou manipuler des caisses sur le port, se promène aujourd’hui en voiture comme les riches. Il a remplacé ses guenilles par une défroque somptueuse qu’il a louée. Une fille ne lui suffit pas : il lui en faut deux ou trois. Il ne se borne pas à les payer, il se laisse voler par elles : il jette son argent sur les chemins et par les fenêtres. Et, le lendemain, il reprend le labeur coutumier, la bourse vide et à moitié nu, mais la mémoire pleine de beaux souvenirs.

Précisément, parce que la plèbe orientale est glorieuse et paradeuse, l’ivrognerie, comme la luxure, ne s’y manifeste point de façon aussi grossière et répugnante que dans la nôtre. Cependant, on boit beaucoup en Orient, beaucoup plus que nous ne pouvons le supposer. Peut-être, en Egypte, le peuple est-il plus sobre, surtout en fait de boissons fermentées. Mais