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mouvement de sa relation, s’étendant avec la même complaisance sur les catastrophés les plus graves et sur les épisodes les moins importans, il n’y a pas jusqu’à son style, sans cesse mêlé de tournures pompeuses et de touchantes incorrections populaires, qui ne se chargent de nous prouver que l’auteur qui nous parle est un véritable ouvrier, tâchant de son mieux à nous offrir une image fidèle de la longue suite des grands et petits événemens de sa vie. Non seulement nous pouvons être sûrs qu’il n’a point confié à un écrivain de profession le soin de rédiger le récit de ses aventures : je jurerais que, avec son caractère indépendant et son légitime « orgueil d’autodidacte, » il n’a pas même permis que personne s’occupât de revoir son livre, avant de le lancer dans le monde. Et, c’est assez dire combien nous est précieuse à connaître cette rédaction de ses souvenirs, nous apportant des renseignemens d’une sincérité et d’une authenticité incomparables sur les mœurs, les sentimens, et tout l’état d’esprit d’un ouvrier anglais.

J’ai signalé et analysé ici, autrefois, une autobiographie d’un genre analogue, écrite par un vieux terrassier allemand[1]. Celui-là, très inférieur à notre maçon au point de vue de l’éducation, comme aussi du rang social et des conditions matérielles de la vie, se trouvait être, par miracle, doué d’un génie de conteur absolument extraordinaire. Ignorant de toutes chorus et d’ailleurs indifférent à tout, véritable loque humaine usée par de longues années de misère et de maladie, il végétait pitoyablement chez des parens qui, eux-mêmes très pauvres, avaient eu la charité de le recueillir, lorsque, tout à coup, un étrange désir lui était venu d’écrire l’histoire détaillée de son existence ; et le livre qu’il avait produit de cette façon, mis au point par un ancien pasteur qui, fort heureusement, avait su se borner à en améliorer l’orthographe et la ponctuation, avait aussitôt stupéfait et ravi le public allemand, avec une intensité d’évocation vivante, une puissance de fantaisie poétique, et un relief et une couleur et une harmonie dans le rythme des phrases, qui suffisaient à faire oublier, tout ensemble, l’insignifiance de la plupart des scènes racontées et le manque absolu de la moindre portée un peu générale. D’emblée, cet obscur vagabond avait pris sa place parmi les plus remarquables « poètes en prose » de toute la littérature de son pays. Ai-je besoin de dire que le livre du maçon anglais ne nous présente, de près ni de loin, un pareil « phénomène » d’« illumination » littéraire ? Nous n’avons

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1903. J’ai eu, tout récemment, le grand chagrin d’apprendre la mort de cet étrange poète improvisé.