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jeune homme m’avaient laissée froide ; mais c’est que, précédemment, une passion m’avait consumé le cœur. » Voilà, en vérité, l’unique phrase de tous ces Mémoires où, parmi l’insignifiant verbiage de la petite Vieille de Budapest, nous entendions la voix, la noble et douloureuse voix de l’ « immortelle bien-aimée ! »

« Une passion, autrefois, m’avait consumé le cœur. » De quelle lumière cette phrase, se joignant à ce que nous savons par ailleurs de l’objet de la « passion » de Thérèse Brunsvick, éclaire pour nous le silence des Mémoires au sujet de Beethoven ! La vieille fille, solitaire et misérable dans un monde où personne ne s’intéresse à elle, a résolu de se distraire en écrivant l’histoire de son passé : déjà elle nous a raconté son enfance, son éducation, la mort prématurée de son père, et les commencemens de ce premier séjour à Vienne qui lui apparaît comme le principal événement de sa vie ; elle a représenté Beethoven la recevant chez lui, retournant tous les jours travailler avec elle pendant de longues heures : mais soudain, arrivée à ce point de son récit, elle a revu en pensée la fin du beau roman dont elle venait d’évoquer le début, et la plume est tombée de ses mains tremblantes. Elle s’est rappelé le mystère profond qui avait entouré ses relations avec Beethoven, et comment celui-ci, s’étant résigné à briser, — par égard pour elle, — le lien qui longtemps les avait unis, jusqu’au bout avait enfermé son secret dans le sanctuaire le plus caché de son cœur ; elle s’est rappelé son propre silence, à travers tant d’années, alors que l’Europe entière s’ingéniait à découvrir le nom de la fiancée de celui qui l’avait élue entre toutes les femmes : et une voix impérieuse lui a ordonné de recouvrir d’un mystère immortel l’immortelle figure de la « bien-aimée. »

Du moins la pauvre femme ne pouvait-elle défendre à son cœur de revivre ces chères années, dont elle allait emporter le secret dans la tombe. Elle retrouvait devant elle l’image de l’élégante et charmante jeune fille qu’elle avait été, avec ses grands yeux sombres, d’une ardente douceur, illuminant un visage aux traits finement accentués, sous le flot parfumé de ses cheveux noirs : infiniment vive et spirituelle, avec cela, passionnée de poésie comme de musique, et surtout pénétrée d’un besoin natif de tendre compassion qu’avait encore développé, en elle, le spectacle du veuvage tragique de sa jeune sœur. Son infirmité, qu’elle nous avoue elle-même sans l’ombre de réserve, ne l’empêchait point de séduire tous ceux qu’elle daignait honorer de son attention ; et peut-être même cette infirmité nous expliquerait-elle bien des choses, dans le roman de Thérèse avec le musicien sourd, si