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les circonstances de ce roman ne nous étaient pas aussi absolument inconnues. En tout cas, il y avait là une faiblesse et une douleur qui ne pouvaient manquer de parler éloquemment à cette grande âme : avec quel généreux enthousiasme l’auteur de la lettre d’amour devait imaginer, appeler l’heure délicieuse où sa souffrance et celle de Thérèse se guériraient « immortellement, » associées l’une à l’autre !

Et la fiancée de Beethoven revoyait ses promenades avec celui-ci, dans les forêts sauvages de Korompa ou sous les élégans bosquets du Prater viennois. Elle entendait sonner à ses oreilles les accords légers et sensuels de la sonate que son ami avait écrite pour lui plaire, dans ce ton de mi majeur qui, de tout temps, par tradition, avait été tenu pour le plus « amoureux. » Souvent, depuis lors, elle avait assisté dans les journaux à d’aigres querelles au sujet de cette sonate, où les uns s’ingéniaient à apercevoir des mérites cachés, tandis que d’autres s’étonnaient de l’étrange préférence de son auteur pour elle, et, en souriant, elle songeait que cette préférence ne tenait pas aux subtiles qualités musicales que prétendaient découvrir les défenseurs de la sonate, mais seulement à ce que, toujours, le cher poète avait aimé, par-dessus toutes ses autres œuvres, celle qui portait sur son titre le nom adoré de Thérèse Brunsvick[1].

Ainsi celle qui avait été jadis l’ « immortelle bien-aimée » se rappelait et rêvait. Oui, un tel amour était, décidément, d’une beauté trop sacrée pour pouvoir être livré en pâture à l’indifférente et frivole curiosité de la foule ! Et la petite vieille renfermait dans un tiroir le portrait où Beethoven, à son intention, s’était fait représenter en « homme du monde, » avec des favoris sur les joues et une grosse fleur à la boutonnière ; elle séchait les dernières larmes que cette évocation de son roman d’amour avait fait monter à ses yeux ; et puis, après encore une caresse à son compagnon, endormi sur sa table, elle entamait la copieuse relation de ses entretiens pédagogiques avec Pestalozzi…


T. DE WYZEWA.

  1. Sans compter que, peu de temps avant cette sonate en mi, Beethoven en avait écrit une autre, la célèbre Appassionnata, qui, elle, n’était sûrement tout entière qu’un poème d’amour fiévreux et triomphant. Il l’avait dédiée à François Brunsvick, le violoncelliste : mais comment ne pas supposer que cette œuvre-là encore, sous l’apparente dédicace au frère, s’adressait à la sœur, — véritable et parfait pendant de la lettre « à l’immortelle bien-aimée ? »