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passent, dont les yeux vivans reflètent un si beau songe, qu’ils hallucinent toutes les mémoires. Les esprits médiocres, cependant, peuvent simplifier en récits attachans ces pages où luit tant de pensée ; les cœurs sensibles en retirer une émotion facile ; et les uns et les autres se sentir haussés d’en avoir saisi quelque chose. Un Sainte-Beuve était en droit de dire que Gœthe nous resterait toujours un étranger. Il le comprenait assez, pour se préoccuper de ce qu’il voyait en lui d’impénétrable pour le vulgaire, pour l’étranger, surtout, à sa langue et à sa race. Tous ne regardent pas si avant. Il y a dans Faust, dans Werther, dans Wilhelm Meister, un élément accessible aux plus humbles d’entre nous. Si nous avons peine à suivre certains poètes, dont la sensibilité, comme un instrument d’invention nouvelle, enregistre dans la vie des vibrations que nous n’y percevons point, il n’en va pas toujours de même avec Gœthe. Sous l’égoïsme transcendant où l’enfermaient son esprit illimité, sa force, et le goût du beau, il eut la sensibilité de la moyenne des hommes. Il l’appliqua aux événemens de sa vie, et dans ces événemens trouva le point de départ et l’appui de grandes idées et de somptueuses, ou de ravissantes imaginations. Mais ces événemens n’eurent rien d’exceptionnel, en eux-mêmes, ni dans la façon dont il les accueillit. Il fut étudiant ; il fut directeur de théâtre ; il fut ministre !… Il vit la Suisse et l’Italie. Pas plus que nous il ne s’est tué pour Charlotte ; il n’a poussé Marguerite ni au parricide, ni à l’infanticide ; cet amour, en quoi pour tant de gens se résument les deux Faust, ne lui fut, en réalité, que l’aimable aventure qui traverse toute jeunesse d’homme. Et si nous sommes impuissans à accumuler chacun toutes les ambitions du docteur : science, fortune, plaisir, passion, poésie, gloire, puissance, bienfaisance même, quelqu’une d’elles possède assurément chacun de nous : et qui n’en a pas rêvé quelque autre ?

Nous admirons Gœthe, parce que son œuvre est un miroir où nous nous voyons admirables nous-mêmes. Irrésistible attrait, qu’elle garde, toutes les splendeurs de la forme abolies, traduite, adaptée, dépecée, décharnée de toute poésie. La partition de Mignon ne se distingue de tant d’autres que par plus d’ennui et d’impitoyable platitude. N’est-ce qu’à elle-même qu’elle doit son monstrueux succès, ou bien à Wilhelm Meister ? On retrouve bien peu de Wilhelm Meister dans Mignon, et si Wilhelm Meister compte encore des lecteurs, ce n’est