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lui-même, tant il veut se persuader qu’il n’y a rien dans le livre qui ne soit parfait. Quelquefois il a raison. Il défend « il a entré dans le jardin ; » car il est entré dans le jardin se dit de quelqu’un qui entra dans le jardin et qui y est encore, et il a entré se dit de quelqu’un qui entra dans le jardin et qui en est sorti. Il défend « courir le cerf » par ces deux vers de Molière rapprochés : « Nous étions une troupe assez bien assortie, qui, pour courir un cerf, avions hier fait partie, » et : « A-t-on jamais parlé de pistolet, mon Dieu, pour courre un cerf. » — En somme, l’abbé de Charnes, si c’est lui, est lourd, pâteux, filandreux, pénible à lire, puéril dans son dessein de tout défendre et souvent dans la façon de défendre ; niais assez judicieux, point mauvais psychologue, quelquefois trouvant l’esprit, quoiqu’il le cherche toujours, et il intéresse le studieux attentif.

M. de Valincour dut lire ce petit ouvrage avec intérêt, quelquefois avec un sourire approbatif, quelquefois avec une boutade épigrammatique ; ne pas se sentir atteint et n’être pas fâché, pour sa réputation naissante, d’être attaqué.

M. de Valincour vécut, comme j’ai dit en commençant, jusqu’à une vieillesse très avancée. En 1726, sa maison des champs à Saint-Cloud brûla et particulièrement sa bibliothèque. C’est là que périrent des manuscrits de Racine et de Boileau relatifs à l’histoire du Roi, dont ils étaient, comme on sait, historiographes. Valincour possédait ces papiers à titre de leur successeur. On le plaignit de la destruction de ses livres qu’il aimait si chèrement. Il répondit en sage : « J’aurais bien mal profité de mes livres s’ils ne m’avaient appris à en supporter la perte. »

Il mourut le 4 janvier 1730, âgé d’un peu moins de soixante-dix-sept ans.

Il avait bien peu travaillé ; il n’avait presque pas travaillé du tout ; mais il était singulièrement avisé et, dès l’âge de vingt-cinq ans, il s’était assuré l’immortalité en s’avisant de faire judicieusement la critique d’un livre immortel. Mme de La Fayette, ayant reçu de l’évêque Huet, pour servir de préface à Zayde, le petit traité de cet évêque sur l’Origine des romans, lui dit gracieusement : « Nous avons marié nos enfans ensemble. » Elle disait bien ; mais encore, la plus illustre des filles de Mme de La Fayette, c’est un enfant de Valincour qui l’a épousée.


EMILE FAGUET.