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il s’écria : « C’est la dépêche la plus importante que j’aie jamais reçue. Dites à mon frère que je n’aurai probablement pas le temps de venir parce qu’il faut que je travaille avec Abeken et qu’il soit entendu que, si j’arrive plus tard, personne ne se lèvera. » Le souper était commencé depuis longtemps lorsque le Roi arriva tout seul, il fit signe qu’on ne se levât point et s’assit à la place qu’on lui avait réservée entre deux dames. Chappuis, qui remplaçait le maréchal de Cour, lui ayant demandé s’il devait lui verser du Champagne, le Roi lui répondit : « Donnez-moi de l’eau de Seltz, il faut que je conserve mes idées claires. » La nuit du Roi fut sans sommeil, comme celle de Bismarck. L’ultimatum de Bismarck allait-il le rejeter en arrière et l’amener à rétracter les bonnes assurances données à Benedetti ?

Les réflexions de l’insomnie ne furent pas favorables au Chancelier : Bismarck ne disposait de son roi que dans certaines limites, et à condition de ne pas heurter les idées irréductibles qu’il avait adoptées comme règles de conduite. Une de ces règles était de ne jamais prendre l’initiative d’une grande guerre, et Bismarck ne l’y avait entraîné deux fois qu’en lui persuadant qu’il avait été provoqué : or, dans ce cas, c’est la provocation de la Prusse qui eût été évidente. Une autre de ses règles était de permettre tous les conseils avant une résolution, mais, une fois cette résolution prise, de ne tolérer aucune contradiction : or, il avait, depuis plusieurs jours, tellement annoncé ce qu’il ferait après une renonciation de Léopold, qu’il ne pouvait revenir sur un parti aussi bien pris. Il persista donc dans la volonté de clore par la paix une aventure dont il avait hâte de sortir, de ne pas éconduire Benedetti et de lui communiquer lui-même la résolution spontanée des princes qu’il allait recevoir.

Si donc aucun incident nouveau ne surgissait, voici comment les choses se seraient passées. Le Roi, dans la journée du 13, aurait communiqué à Benedetti la renonciation qu’il attendait. Il eût ajouté qu’il l’approuvait et autorisé notre ambassadeur à transmettre cette double assurance à notre gouvernement. Ainsi eussent été obtenues les deux conditions posées par Gramont : l’abandon de la candidature et la participation saisissable du Roi à cet abandon. Notre victoire du 12 au soir eût été complétée le 13 et Bismarck eût été définitivement vaincu. Il se serait retiré au moins quelque temps des affaires, et le nuage gros de calamités que ce barbare de génie promenait sur l’Europe