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dans les chancelleries, dans les offices d’agences, dans les bureaux de journaux ? Les indignes adversaires avec lesquels j’étais aux prises n’auraient pas manqué d’incriminer ma réserve comme une complaisance aux spéculateurs. Certes, je n’aurais pas hésité à affronter ce risque, quoiqu’il me fût beaucoup plus sensible que d’autres auxquels je m’exposais quotidiennement, si un intérêt public l’eût exigé. Il n’y en avait aucun, car je ne pouvais regarder comme un intérêt public l’espérance vaine d’empêcher une manifestation parlementaire du parti de la guerre, manifestation qui, retardée au lendemain et mieux organisée, n’en eût été que plus violente. Je donnai donc lecture du télégramme à ceux qui m’interrogeaient. Un de mes auditeurs était le célèbre ingénieur Paulin Talabot, le créateur des chemins de fer français, ancien saint-simonien, pacifique par doctrine et par intérêt. « La Prusse se moque de vous, » murmura-t-il à mon oreille.

On m’appelle dans la salle des Pas-Perdus. Une cohue roule vers moi et m’interpelle. Je n’avais pas à cacher dans une salle ce que je venais de dire dans l’autre : — « Oui, répondis-je, il y a une dépêche adressée à Olozaga par le prince Antoine annonçant qu’il retire la candidature de son fils. — Et le traité de Prague ? s’écrie une voix. — Nous n’en avons jamais parlé à la Prusse ; nos pourparlers n’ont porté que sur la candidature. » « Est-ce la paix ? » me cria-t-on encore. Je répondis en ouvrant les bras par un geste évasif qui voulait signifier : « Je ne veux pas vous répondre. » Mais si mes lèvres restèrent muettes, l’éclair de joie qui illuminait mon visage disait l’espérance qui remplissait mon cœur. Apercevant, parmi les auditeurs, Léonce Détroyat, le rédacteur en chef de la Liberté, j’allai à lui, et lui demandai d’engager son oncle à ne plus écrire des articles comme ceux des jours derniers et à travailler à prévenir la guerre puisque cela devenait honorablement possible : « Je vous en supplie, ayez le courage de lui refuser l’insertion de ses articles, vous lui rendrez un grand service en même temps qu’au pays. » Girardin, anxieux et trop nerveux pour venir jusqu’à la salle des Pas-Perdus, l’attendait au bout du pont, sur la place de la Concorde. Détroyat courut lui répéter ce que je venais de dire. Girardin le quitta brusquement dès les premiers mots, en haussant les épaules. En même temps débouchait du Palais législatif une bande agitée : c’était à qui envahirait les fiacres de la place, à qui les escaladerait, à qui les prendrait d’assaut.