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contenant de ses cheveux et lui avait dit : Souvenez-vous ! Talisman qui, pour le faire souvenir toujours d’elle, lui fit oublier tout le reste au monde et le précipita au dernier degré de la folie. Rien, dans cette robuste et saine figure, ne décèle la maladive dernière née du roi dément. On dirait quelque belle amazone poussée en plein air et faite pour durer éternellement. Si c’est elle, c’est un des grands bienfaits de l’art que de fixer de telles figures sous l’unique impression d’une minute heureuse.

Il n’y en eut peut-être pas deux, en effet, pour les filles de Gainsborough, que nous avons considérées déjà, unies par leur père dans ce mélancolique tableau comme par la destinée dans leur vie. A peine, un instant, dura le roman heureux de la cadette Mary, celle qui nous fait face, la femme de Fisher, puis la folie qui plane sur ce grand front descendit et l’enveloppa toute de ses ombres. C’était la folie des grandeurs. Comme elle était extraordinairement belle, elle se crut aimée du prince de Galles et poursuivie par les instances du beau Florizel. Elle ne voulut, dès lors, recevoir que des gens titrés, et il n’est pas de commissionnaire ni de ravaudeuse qui ne fût obligé de s’affubler de quelque lordship en entrant dans sa maison. Sa sœur aînée, Margaret, cette figure chevaline que nous voyons de trois quarts, et qui était une merveilleuse joueuse de harpe, avait la folie de la sauvagerie, peut-être de la persécution. La reine Charlotte, qui voulait l’entendre, ne put jamais l’avoir à la cour. Les deux sœurs, au front trop fuyant, au regard indéfinissablement triste, ces deux filles du plus impressionnable des sensitifs parmi les grands artistes, semblent ici vêtues d’oripeaux somptueux qui ruissellent à terre, et vouloir les retenir de leurs mains, comme les cendres des seules belles heures de leur vie…

Des vies éphémères gardent ainsi un sourire immortel. C’est le sort des deux âmes légères qui habitèrent en ces deux demi-mondaines qui se font face ici et rivalisent encore, comme elles rivalisèrent dans le cœur des hommes et devant le pinceau de Reynolds : l’Allemande Kitty Fisher et Nelly O’Brien. Kitty Fisher, que nous voyons (n° 38) dans une harmonie grenade et vert bouteille avec des colombes roucoulant autour d’elle, fut peinte, en 1759, par Reynolds. Il lui suggéra maintes autres poses diverses et notamment celle de Cléopâtre faisant dissoudre la fameuse perle dans un gobelet. Ce fut la plus injuriée, la plus adulée, la plus vilipendée, la plus aimée, la plus caricaturée des femmes, car