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personnes. Mais elle se hâte d’ajouter qu’après tout elle lui pardonnait facilement de parler plus qu’un autre, parce qu’il l’amusait plus qu’un autre. « Il a souvent, disait-elle, de ces boutades heureuses qui font, chose très rare, rire et penser tout à la fois[1]. » Vers le même temps, Chateaubriand, tout frais débarqué de Bretagne et fort émerveillé de Paris, le rencontra plusieurs fois chez sa sœur, Mme de Farcy, chez qui Ginguené l’amenait. Il nous le dépeint dans un de ces momens où il s’abandonne à la fièvre de l’entretien[2], avec sa figure pâle, son teint maladif, son œil bleu, souvent voilé dans le repos, mais lançant l’éclair quand il venait à s’animer, ses narines un peu ouvertes, qui donnaient à sa physionomie l’expression de la sensibilité et de l’énergie, sa voix flexible dont les modulations suivaient les mouvemens de son âme. A la manière dont il parle de lui, malgré les raisons qu’il avait de ne pas l’aimer, on voit qu’il avait été sous le charme.

Les grands causeurs sont exposés à disparaître tout entiers. Il ne reste guère d’eux, après leur mort, que ce qu’ont bien voulu nous en dire ceux qui les ont entendus. Chamfort a eu plus de chance, et nous avons conservé quelque chose de ses conversations. Il s’était bien aperçu lui-même que le succès de sa parole tenait surtout à deux procédés qui lui étaient familiers : d’abord aux anecdotes piquantes dont sa mémoire était fournie, qu’il savait placer à propos et raconter avec beaucoup d’agrément ; ensuite, et plus encore, au talent qu’il possédait, une fois son idée largement développée, de la résumer en une maxime brève, frappante, et qu’on n’oubliait pas. Voyant le plaisir que ces anecdotes et ces maximes faisaient à ses auditeurs, il songea à ne pas les laisser perdre. Il prit l’habitude de les écrire chaque jour sur de petits carrés de papier, qui furent trouvés par ses amis dans ce taudis de la rue Chabanais où il mourut. Les Anecdotes formaient ainsi « un immense répertoire[3] ; » il y puisait largement pour ses conversations ultérieures[4]. Si ce recueil, très curieux, est moins consulté de nos jours, c’est qu’on n’a plus besoin d’aller y chercher les traits de mœurs ou les bons

  1. Mme Roland, Mémoires [Portraits et anecdotes), éd. Perroud, I, p. 180.
  2. Essai sur les Révolutions, liv. I, 1re partie, ch. XXIV (note de Chateaubriand).
  3. Lettre de Mirabeau, citée par Auguis dans son édition de Chamfort, V, p. 418.
  4. Chateaubriand trouve même qu’il y puisait trop et qu’il abusait de l’anecdote (passage cité).