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Et le quaker lui-même, l’homme vertueux, qui exige impérieusement qu’on le tutoie et se fâche quand on le salue, est de la même opinion. Seulement, il trouve inutile qu’on renvoie Betti chez elle. Ne peut-elle pas rester pour être la femme de chambre d’Arabelle ? Il le lui propose très franchement :


Tu serviras ma fille.


La Jeune Indienne répondait trop aux tendances de l’époque pour ne pas réussir, malgré ses faiblesses. Le Marchand de Smyrne, qui vint après, n’est qu’une suite de quelques scènes en prose, où Chamfort montre des esclaves chrétiens vendus sur un marché turc. Il en prend prétexte, comme faisait le satirique Lucien dans ses dialogues, pour railler la société du temps. Ici, les moqueries tombent sur les jurisconsultes, les abbés, les gentilshommes, gens d’une dure défaite, comme il dit, qui, ne servant à rien d’utile, rencontrent difficilement des acheteurs. Il ne vaudrait guère la peine de signaler l’ouvrage, si l’auteur, longtemps après, accusé lui-même de n’être qu’un aristocrate déguisé, jeté aux Madelonnettes et attendant l’échafaud, n’avait rappelé, pour se défendre, que, « dans une comédie faite il y avait plus de vingt ans, et encore fréquemment jouée, il avait mis les nobles sur la scène, les avait fait vendre au rabais et finalement donner pour rien[1]. »

Ces deux pièces n’étaient que des œuvres sans importance, des bagatelles : on attendait mieux de Chamfort. Ce qui consacrait alors la réputation d’un poète, c’était une tragédie, et l’on savait qu’il en avait une sur le chantier ; on disait même qu’il y travaillait depuis dix ou quinze ans. Ce n’est pas que le sujet lui eût donné beaucoup de peine à trouver : il s’était contenté de reproduire assez fidèlement une tragédie représentée en 1705, dont le sujet lui avait paru excellent et le style détestable. Elle était de Belin, auteur obscur, et s’appelait Mustapha et Zéangir. C’était l’histoire de deux frères, fils du sultan des Turcs, qui, malgré beaucoup de raisons de se haïr, se sacrifient l’un à l’autre. La pièce, enfin terminée, fut représentée à Fontainebleau, devant la Cour, en 1776, et y remporta un grand succès. On crut y voir des allusions touchantes à l’union qui régnait dans la famille royale. Les courtisans applaudirent aux bons endroits ; le Roi fut

  1. Éd. Auguis, V, p. 325.