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gaîté. Il réserve ses traits les plus vifs pour Ledru-Rollin, l’Alpha et l’Oméga de la République. Son ami Vesseron, qui avait du goût pour la forme républicaine, commence lui-même à être ébranlé. Tous deux se communiquent leurs inquiétudes, ils voient poindre l’événement qui mettra d’accord ces vastes ambitions et ces petits calculs en les ployant sous la main d’un maître. Le coup d’État du 2 décembre 1851 ne surprend que ceux qui veulent être surpris. Les deux correspondans ne doutaient pas qu’un jour allait venir où la réaction naîtrait du désordre des esprits. Et cependant ni l’un ni l’autre n’était bonapartiste. Edmond Rousse avait voté galamment, le 10 décembre 1848, pour le général Cavaignac, non par sympathie pour les idées que représentait le général, mais en souvenir des deux aventures de Strasbourg et de Boulogne qui ne lui inspiraient aucune confiance dans le neveu de l’empereur Napoléon. S’il ne goûte que médiocrement le verbiage de quelques républicains, il est encore moins partisan des abus de la force. Son honnêteté foncière se révolte contre la violation du droit. Il approuve hautement la résistance que les représentans du peuple opposent au coup d’Etat, il en raconte les détails à son ami avec une sympathie visible. Il tient à ce qu’on sache que la Haute Cour s’est réunie et qu’elle a mis en accusation le Président. Cela honore trop la magistrature pour qu’on passe sous silence cet acte de courage. Quant aux vainqueurs du 2 décembre, voici comment les juge l’intègre avocat : « A mes yeux, rien ne les relèvera du profond mépris qu’ils m’inspirent ; ils ont trahi tous leurs sermens, ils ont menti à toutes leurs paroles, ils ont insolemment bravé la loi qu’ils avaient jurée. » La noblesse morale de l’homme se révèle dans ce jugement sommaire. A aucun moment de sa vie, Edmond Rousse ne transigera sur les questions de devoir et d’honneur.


II

Le souci de la chose publique l’arrache inévitablement à lui-même pendant quelques instans. Mais ce ne sont là que des dérivatifs passagers. Au fond, tout au fond se dresse chaque jour l’insoluble problème. Comment vivre soi-même, comment faire vivre sa famille ? un père, affaibli par l’âge et par le chagrin, ne pouvant ni travailler, ni manger, ni dormir, une mère qui est