« Votre maître n’est pas trop aisé, » lui dit un camarade « si vous restez trois semaines, vous serez un bon garçon. « — Il est donc possible que je reste un mois. » Le marquis de Mirabeau, le père de son nouveau maître, était le premier à le décourager :
« — Si tu as un peu d’argent, qu’il t’en demande quelque chose, dis-lui que tu n’en as pas. »
Cependant Legrain tint bon et s’attacha à la fortune du futur tribun.
En plein hiver, brusquement, Mirabeau l’informe qu’on part pour la Franche-Comté. Ce qu’il ne lui dit pas, c’est qu’il s’agit d’aller faire annuler la condamnation capitale prononcée naguère contre lui pour rapt de Sophie de Monnier, — exactement l’histoire du marquis de Mirabel et de Nicolas Tollot notée plus haut.
Un avocat est du voyage. L’oncle de l’avocat affirmait à Legrain qu’on allait en ambassade. Legrain n’en doute pas, et déjà il voit sa fortune faite. A Brinon, charmant intermède. « La cuisinière de la dame du frère de M. l’avocat » se met avec notre domestique du dernier bien. Elle avait dix-sept ans, gorge rondelette et minois fripon. Notre valet conte cette anecdote d’une plume alerte.
« Je vois que le temps presse, je me dis : — Il ne faut pas perdre de temps. »
Effectivement, le temps ne fut pas perdu. Mais il n’est bonheur qui dure. Il fallut se remettre en route. « L’on monte en voiture. Je dis au postillon :
« — Partez.
« Elle veut absolument que je prenne un peu de liqueur. Je me dépêche, nous nous embrassons, je monte à cheval, elle m’éclaire.
« — Faut-il que vous partiez par ce temps-là et si vite ?…
« Je lui donne la main, je pars ventre à terre. »
A une journée de là, l’essieu de la voiture vint à se rompre.
« — Monsieur, dit Legrain, j’aurais mieux aimé qu’elle se brise à Brinon, chez le frère de M. l’avocat, que de se faire une égratignure ici !
« — Oh ! je t’entends, » fit Mirabeau.
C’est à l’auberge de Salins que Legrain découvre dans quelle sorte d’ambassade il est embarqué.