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Et ce qu’il put voir et entendre le 1er novembre à Florence acheva de l’accabler.

Le mot de trahison, prononcé jusque-là à voix basse, courait maintenant la ville ; le bruit s’était répandu que Piero avait spontanément offert au Roi les forteresses de la Lunigiane[1]. On racontait que le nombre des soldats du Très-Chrétien était infini, qu’il y avait parmi eux des géans féroces (les Suisses) armés d’armes invincibles, et comme on savait qu’à Rapallo ces barbares avaient passé au fil de l’épée non seulement la garnison, mais tous les habitans, les femmes, les enfans, les malades de l’hôpital, Florence s’imagina qu’elle allait subir le même sort ; une terreur folle s’empara d’abord des riches qui s’enfuyaient dans leurs villas, cachant en hâte leurs trésors, et leurs femmes et leurs filles dans les monastères. Et pendant que les marchands se sauvaient, que les boutiques se fermaient au Marché Vieux et à Vacchereccia, les plus sinistres individus, sortis des ateliers de la laine et de la soie, circulaient par les rues et se groupaient sur la Place aux cris de « Popolo » et « Libertà, » et les politiciens se pressaient le long de la « ringhiera » du Palais, tout prêts à donner leur avis, malgré les lois formelles de la République. L’émeute grondait, Florence se trouvait dans une de ces angoissantes journées où, d’un moment à l’autre, le sang pouvait couler et la populace se porter aux pires excès. On jetait des pierres aux écussons des Médicis, et aucun des partisans de ceux-ci n’osait se montrer, de peur que le premier cri de « palle ! »[2]ne fût le signal d’un massacre. Il n’y avait plus, dans la ville, ni autorité, ni direction ; seule, la parole de frère Gérôme dominait dans cette tourmente ; Florence, affolée, se pressait au Dôme pour l’entendre ; mais il avait maintenant déchaîné le fléau, promis la vengeance divine contre les crimes de l’Italie et du Saint-Siège, et c’est à lui que les Florentins, et les Prieurs eux-mêmes, couraient demander conseil.

Démonté par tous ces événemens, terrifié par ce qui se passe sous ses propres yeux à Florence, le cardinal de Sienne n’a plus qu’une idée : aller au plus vite trouver le Roi de France ; très abattu, il ne voit plus sa mission comme il l’avait précédemment

  1. Ce fut le 30 octobre que Charles VIII reçut Piero de Médicis à son camp à San Stefano.
  2. Cri de ralliement des Médicis, par allusion aux tourteaux (palle) qui chargeaient leurs armes.