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vers l’invisible, au bruit lointain d’une musique victorieuse, « comme si une magnifique cité, tout d’une voix, acclamait un roi qui revient de ses guerres. »

Mais il ne faudrait pas réduire la richesse et la variété des Idylles aux limites de cette signification. Sans doute Tennyson l’a voulu mettre dans son poème ; il y a mis beaucoup d’autres choses encore. On pourrait dire de sa poésie ce qu’un héros de Shakspeare disait du ciel et de la terre : c’est un champ plus vaste que celui de notre philosophie. Ils comprennent bien mal les poètes en général, les poètes anglais en particulier, ceux qui, au lieu de leur abandonner toute leur âme, leur demandent des conceptions abstraites, traduisibles en formules. Tennyson leur a répondu lui-même ; il l’a déclaré aux plus scrupuleux de ses exégètes : « Je déteste être astreint à dire : Ceci signifie cela, — parce que la pensée revêtue d’une image déborde infiniment toute interprétation[1]. » Croyez-en donc, plutôt que votre faculté raisonnante, les correspondances complexes, éveillées dans les profondeurs de l’être, entre l’intelligence, l’imagination et le sentiment ; écoutez les accords de cette musique intérieure : les voiles de l’entendement se déchireront comme un brouillard qui se lève ; tous vos sens seront charmés, et l’esprit plus léger, plus subtil et plus pur, avancera derrière le poète dans la lumière…

Est-il besoin de conclure, après ce qui précède, que les Idylles du Roi ne sont pas proprement une épopée ? L’unité d’inspiration, suffisante à en assurer la grandeur et la beauté, ne saurait remplacer l’unité de sujet, sans laquelle il n’y a pas de poème épique. Le ton même n’est pas celui de l’épopée. Tennyson hésita longtemps sur la forme qu’il donnerait à son œuvre. Il songea même un instant, avant 1840, à un « masque musical, » comme en avaient écrit, sous les Tudors et les deux premiers Stuarts, Ben Jonson, Campion, Browne, Milton. Son fils a retrouvé dans ses manuscrits l’esquisse d’un scénario en cinq actes. Il devait finir par rencontrer la forme qui lui convenait, celle du récit lyrique. Son beau-frère, Edmund Lushington, les appelait ingénieusement Epylls of the King ; il avait forgé, pour les désigner, un diminutif avec le radical du mot « épopée » et la terminaison du mot « idylle. » On conçoit que Tennyson ait

  1. V, 44.