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Il semblait toujours vivre un rêvé heureux, au sein du luxe, des plaisirs et des voluptés délicates, entouré d’une compagnie nombreuse et brillante, où les grands seigneurs, les hauts personnages, ministres et ambassadeurs, rencontraient les plus jolies femmes de Paris. Ses soupers étaient célèbres. Chanteuses et danseuses de l’Opéra y charmaient l’oreille et les yeux. Pour peu qu’une beauté nouvelle occupât le maître du logis, « on le voyait galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d’espérance. C’était alors qu’il était aimable. Il faisait des contes joyeux, il chantait des chansons qu’il avait composées et d’un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l’objet qui l’animait. » Tel sans doute le vit Félicité Ducrest, dont les treize ans, en leur verte fraîcheur, l’enchantaient. Que la dissipation fût grande en ce riant séjour, et même, que l’aimable liberté y confinât parfois à la licence, Marmontel ne se fait point faute de l’avouer. Il eût voulu s’éloigner des tentations, mais il n’en avait pas la force. « Le corridor où je logeais, écrit-il, était le plus souvent peuplé de filles de spectacle. Avec un pareil voisinage, il eût été bien difficile que je fusse économe et des heures de mon sommeil et de celles de mon travail. »

Ce n’étaient pas là les pires dangers pour la jeune Félicité. La pupille de Mme de Bellevaux avait appris de la vie tout ce qu’en peuvent discerner des yeux d’enfant. Pour le reste, heureusement, il y a des grâces d’état ; pour ce qui ne lui est pas positivement révélé, l’innocence d’un enfant est encore le meilleur rempart. La petite Ducrest était éveillée à l’excès, trop préparée à comprendre, le jour venu ; elle n’était point perverse. Le vrai danger, à mon sens, était dans l’air de vertu frelatée qu’on respirait chez M. de La Popelinière. Car cet homme était bon, bienfaisant. Il entretenait des danseuses, et il dotait six jeunes filles vertueuses tous les ans. Il était généreux, « sensible, » comme on disait alors. Vices et vertus se mêlaient si bien dans cette atmosphère, que bons et mauvais fruits ne s’y distinguaient plus sur l’arbre de la science du bien et du mal. Mme de Genlis est peut-être, bien souvent, moins hypocrite qu’il ne nous semble. De si bonne heure, elle prit un attendrissement passager pour un acte de vertu, une larme pour le sentiment, une belle parole pour de l’héroïsme ! Certaines actions, réputées immorales, étaient si peu comptées, dans le milieu où s’écoula son enfance ! Qui donc tenait rigueur à Mme de Bellevaux de son existence