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I

Aucune vie ne semblait devoir être plus facile et plus heureuse que celle d’Etienne de Senancour, fils de Claude Pivert de Senancour, Contrôleur alternatif des rentes de l’Hôtel de Ville et Conseiller du Roi. « Fils unique, nous dit sa fille, et seul héritier de plusieurs parens plus ou moins bien partagés de la fortune, il avait en perspective près de cent mille livres de rente. » Ce sont des choses dont un enfant a bien vite pris conscience. Le luxe, ou du moins la très large aisance qu’il remarque autour de lui, les comparaisons continuelles qu’il peut faire de sa famille avec les familles moins fortunées, les conversations qu’il entend ou auxquelles il prend part sur ses « espérances » futures, tout cela s’imprime bientôt dans son esprit ; et la vie facile, sans privations, sans efforts, sans travail même, lui paraît un droit, lui devient un besoin véritable. C’est ainsi, assurément, que l’on peut expliquer les allures aristocratiques que prend volontiers Senancour, ses dédains et ses aspirations. Rien n’égale le mépris profond qu’il éprouve pour les hommes qui vivent dans la gêne et s’y résignent, « se font la barbe devant un miroir cassé » et mangent « du bouilli réchauffé » sur « une table sans nappe ; » « leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans honte, ressemble plus, selon lui, à la sale abnégation d’un moine mendiant, à la grossière pénitence d’un fakir, qu’à la fermeté, qu’à l’indifférence philosophique ; » et la « sagesse » de Rousseau lui-même semble à Senancour « déshonorée, » privée de « l’autorité nécessaire pour faire quelque bien, » par cela seul que le philosophe vit « en linge sale, logé dans un grenier et... copiant je ne sais quoi pour vivre. » Rien n’égale au contraire l’ardente conviction avec laquelle il s’écrie : « C’est une douce chose que l’aisance : on peut tout arranger, suivre les convenances, choisir et régler... Il n’y a point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à la sécurité. »

Or, ce n’est pas seulement le « surabondant, » c’est le suffisant même qui lui a manqué toujours ; et cette gêne, dont il avait à la fois l’horreur et la honte, a pesé sur sa vie tout entière. Quand il s’était réfugié en Suisse, de l’aveu de sa mère, pour échapper au séminaire où son père voulait le contraindre ; quand, un peu par inclination, beaucoup plus encore par pitié et par faiblesse,