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il y avait contracté un mariage irréfléchi, il se croyait bien sûr de l’avenir. Il savait qu’il serait pardonné, et rien dès lors ne devait plus l’empêcher de mener la vie facile et large qui lui était habituelle et nécessaire. Il avait compté sans la Révolution : considéré comme émigré, dépouillé de tous ses biens, sans cesse en danger d’être arrêté quand il voulait rentrer en France, il vit se dissiper toute sa fortune, il vécut éloigné par force du dernier parent qui lui restât et, finalement, il en fut déshérité. Il lui fallut dès lors gagner son pain avec sa plume : sous la Restauration, il écrivit dans les journaux, lui qui méditait de grands ouvrages philosophiques ; il dut tirer profit de ses livres, lui qui regardait la littérature comme un sacerdoce, et non comme un métier ; il rédigea des plaidoyers et des ouvrages de jurisprudence, lui qui avait toute procédure en haine, et qui d’ailleurs n’y comprenait rien ; il fut réduit à accepter sous Louis-Philippe une pension comme une aumône : encore s’empressa-t-on de la rogner l’année d’après ; il émigra de Marseille à Nîmes, de Nîmes dans une vallée des Cévennes, de cette vallée à Paris, toujours poursuivi par la même détresse, toujours incertain du lendemain. On ne saurait, je crois, exagérer la torture que fut pour lui cette gêne constante, ni le découragement dont elle le paralysa, ni les obstacles qu’elle opposa à son activité littéraire. Cent fois, il s’en est plaint avec amertume. « Passer dans l’incertitude les années de sa jeunesse et consumer celles de la force dans une contrainte inévitable ; faute de succès, renoncer à la simplicité qu’on voudrait toujours, se charger de travaux inutiles, s’attacher à des soins aggravés par le dégoût, et se hâter péniblement vers un but qu’on ne désire pas ; se sacrifier pour des proches qu’on ne rend pas heureux, ou s’abstenir attentivement de se lier avec des personnes qu’on eût beaucoup aimées ; être inquiet auprès de ses connaissances et froid avec ses amis ; chaque jour, parler, agir sans naturel, sans grâce, sans liberté ; constamment sincère, éviter la franchise ; avec une âme vraie et des sentimens élevés, ne montrer ni noblesse ni énergie, taire à jamais ses meilleurs desseins et n’accomplir les autres que très imparfaitement : cela s’appelle n’avoir pu conserver une partie de sa fortune. »

On comprend maintenant pourquoi Senancour, lorsqu’il énumère les conditions du bonheur humain, y place toujours l’aisance. Il avait les mêmes raisons pour y placer aussi la santé,