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dont le triomphe l’offusquait, dont les raisonnemens choquaient sa logique d’idéologue ; en vain eut-il même l’idée bizarre d’écrire une comédie ; on l’ignora, — à moins qu’on ne le poursuivît en police correctionnelle pour outrage à la religion. On l’ignora, jusqu’au jour où Sainte-Beuve vint, peut-on dire, le ressusciter. Alors il crut enfin la partie gagnée. Il se trompait encore. Il se proposa d’abord de « reprendre toutes ces ébauches séparées (Obermann, Rêveries, Libres Méditations)… d’en rapprocher plusieurs parties avec un soin sévère et d’en composer un volume, un seul, » image ou esquisse de celui qu’il avait trop ambitieuse, ment rêvé. Il se sentit trop vieux et trop las. Il voulut alors faire du moins une édition générale, en six volumes, de ce qu’il avait écrit de mieux. Il ne le put pas davantage. Quand il remania Obermann, Sainte-Beuve poussa les hauts cris, parla de profanation et le contraignit à renoncer aux corrections qu’il méditait. Le manuscrit de ses Libres Méditations, transformées, fut confié à un jeune Allemand qui ne le lui rendit jamais. Là-dessus survinrent la vieillesse, les infirmités croissantes, l’affaiblissement même de son esprit ; et c’est ainsi qu’il mourut, toujours plus déçu et toujours plus triste.

Que dire maintenant des amertumes non moins cruelles qu’il subit dans sa vie sentimentale ? Là aussi il y eut contradiction absolue entre ses aspirations ou ses instincts et la réalité. Enfant rêveur et timide, qui aurait dû être encouragé à ouvrir son âme à la joie et à l’espérance, il fut au contraire déprimé par la « prudence étroite et pusillanime » de parens timorés ; il fut ennuyé, écrasé par les pratiques multipliées d’une dévotion étroite et austère ; il passa « ses premiers ans » dans de « longs ennuis » qui lui ravirent à jamais « le pouvoir d’être jeune. » Enfant sensible et farouche à la fois, il vit son père et sa mère, tous deux pieux, vertueux, « tous deux la bonté même, » malheureux l’un par l’autre et incapables de s’attirer son affection : l’une, trop indulgente, le gâtait à l’excès, mais il lui savait mauvais gré de l’espèce d’injustice qu’il lui voyait commettre en refusant à son père les « attentions affectueuses ; » l’autre, froid et d’allure sévère, le tenait à distance ; et Senancour, incapable, à son âge, de comprendre l’amour qui se cachait sous ses apparences rigides, ne put jamais se résoudre à le tutoyer, quoiqu’il en eût reçu l’ordre. C’est plus tard seulement qu’ayant mieux pénétré leur caractère et la cause de leur mésintelligence, — ils