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se faisaient tous deux scrupule d’avoir désobéi à leur vocation religieuse, — il regretta sa froideur envers eux ; mais il était trop tard. Jeune homme, passionné en dépit de lui-même, qui avait sans illusions contracté un mariage sans amour, il avait besoin d’amour. Une tendresse, dont pendant longtemps il n’eut pas conscience, s’empara de son âme ; et celle qu’il aima n’était point libre, et c’était la femme d’un ami. D’autres s’étaient déjà aperçus de sa passion, qu’il l’ignorait encore et refusait même d’en croire leurs reproches. Mais subitement « il put lire clairement dans son cœur. En le recevant un jour, elle prononça son nom avec un accent tel qu’il en fut assez impressionné pour chercher un appui sur la rampe de l’escalier. » Et ce jour-là, obligé par ses principes de rompre une amitié si chère, mais si dangereuse, il dut réprimer en lui ses sentimens les plus profonds : drame intime et discret dont il ne se consola guère et que nous trouvons douloureusement rappelé en quelques pages d’Obermann. Encore s’il avait trouvé quelques compensations dans la gloire ! C’était là son rêve ; et la sympathie de ses lecteurs eût satisfait, ou du moins trompé le besoin d’affection qu’on sent persister en lui. Cela même, il ne l’eut point. Sur le bord de la tombe, il se demandait avec une mélancolique incertitude : « Aurai-je un jour à moi, ou dois-je finir comme j’ai vécu jusqu’à présent, comprimé, ignoré de ceux qui m’ont vu le plus souvent, et ne sachant qu’imparfaitement moi-même ce que j’eusse été ? » Les faits ont répondu : celui qui avait tant de fois pris le masque de « solitaire » mourut en effet dans la solitude et presque dans l’oubli.

Telle fut sa vie : toujours traversée par mille obstacles, toujours assombrie par mille causes de chagrin, toujours aigrie par le contraste absolu de l’existence qui lui eût été nécessaire et de l’existence que les circonstances lui imposaient. « Pour être satisfait, dit-il, il faut quatre biens : beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort avec soi. » Trois au moins de ces biens lui ont assurément fait défaut. Encore n’a-t-il guère su conserver le seul qui dépendît de lui en quelque mesure : avec une obstination maladive et malsaine, il a nourri sa tristesse, il a cultivé en lui le désenchantement, et son caractère même a conspiré avec la malice du sort. Comment s’étonner dès lors que dans une vie aussi privée de sérénité, aussi dépourvue de loisir, il ait produit une œuvre incomplète ? Fragmentaire, morcelée, sans