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écrivain énigmatique et voué aux insuccès, c’est que, comme littérateur même, il ne sut ni éviter de se mettre en désaccord avec ses propres principes, ni prendre position nette entre les écoles opposées.

La grande prétention de Senancour fut d’être désintéressé de lui-même : à l’en croire, — et il était sincère, — il avait voué son existence tout à la fois à la recherche de la vérité et au bonheur des hommes. Dans les préliminaires de ses premières Rêveries, à vingt-deux ans, il se représente comme revenu déjà de toutes choses ; il a éprouvé le sentiment du néant de la vie ; il a vu qu’il est indifférent de vivre ou de ne vivre point ; insoucieux de sa personne et de son sort à venir, « ses plus fréquentes impressions étaient la réaction sur lui des misères de ses semblables. » A méditer ces misères, il en découvrit la cause. Il y avait eu, à l’origine, un véritable âge d’or, où l’homme était heureux parce qu’il obéissait aux simples impulsions de sa nature inaltérée. Une bienfaisante « rétrogradation, » réduisant l’homme à ce qui est essentiel en lui, le débarrassera de toutes les causes de mal- heur qu’ont entraînées des altérations successives. Il lui suffira d’abjurer « le désir trop extensif de l’inexpérimenté, l’avidité des extrêmes et la vénération de l’inconnu et l’amour du gigantesque et l’habitude des passions ostensibles et l’orgueil des vertus austères et la manie des abstractions et la vanité de l’intellectuel et la crédulité pour l’invisible et le préjugé universel de la perfectibilité... » tout simplement. S’il renonce ainsi à toutes ces erreurs d’une fausse civilisation, il reviendra à la santé morale et par suite au bonheur originaires ; « les formes indélébiles doivent se reproduire dans l’épuisement des habitudes