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sociales et l’homme primordial restera subsistant, quand aura passé l’homme d’un jour. » De cette théorie est né le grand dessein de Senancour : « ramener l’homme à ses habitudes primitives, à cet état facile et simple, composé de ses vrais biens et qui lui interdît jusqu’à l’idée des maux qu’il s’est fait. » Sa tâche dès lors est de retrouver ce qu’il y a de permanent dans la nature humaine, le fond commun à tous les hommes de tous les lieux, de tous les temps, et d’éliminer tout le reste. Il en est peu qui exigent un plus entier oubli de soi-même, un effort plus constant pour dépouiller son sens propre, s’abstraire de ses idées, de ses passions, de ses aspirations particulières, échapper aux influences des milieux spéciaux, des circonstances spéciales parmi lesquelles on vit.

Or Senancour n’a jamais pu le faire ; il est un individualiste forcené et, comme « Lamartine ignorant, » il n’a « su que son âme. » Toute sa doctrine et toute l’histoire de sa doctrine s’expliquent par son histoire personnelle ; toutes les vicissitudes de sa vie ont leur écho dans les vicissitudes de sa pensée. S’il en vient si facilement à rejeter et à détester le christianisme dans lequel il a été élevé, s’il s’obstine toute sa vie à ne concevoir le catholicisme que sous la forme janséniste, c’est par rancune personnelle : il attribue à cette religion les malheurs de ses parens, il lui en veut de l’ennui qu’ont apporté à son enfance d’interminables exercices de piété, et de la tristesse déprimante dans laquelle il a passé ses premières années. S’il choisit parmi les doctrines du XVIIIe siècle ce panthéisme matérialiste , cet épicurisme austère, c’est pour donner satisfaction à ses tendances personnelles. Il a, comme l’a remarqué Sainte-Beuve, une sorte d’instinct de la « permanence » et il lui faut un système dans lequel il la retrouve au plus haut degré ; il est très sensible aux impressions intérieures et il lui faut un système qui, semblable à cette Morale sensitive ou matérialisme du sage que Jean-Jacques rêvait d’écrire, explique aisément cette disposition ; il a un fond de sensualité et il lui faut un système où le plaisir seul apparaisse comme le but et le moteur ; il a un sentiment impérieux de l’ « ordre » et il lui faut un système où tout excès soit interdit, toute disconvenance réprimée. S’il considère la santé, l’aisance, comme des élémens essentiels du bonheur, c’est qu’il se souvient de ses malheurs personnels : il a trop souffert d’être infirme et d’avoir vécu dans la gêne. S’il est partisan du divorce,