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qu’il attachait à cette chimérique entreprise par les divagations de sa lettre au comte Molé, dont nous respectons le style.

Monseigneur,

Votre Excellence a rouvert pour moi la carrière de la gloire en obtenant de Sa Majesté l’adoption de mon plan scientifique sur l’Afrique. Mon âme satisfaite par l’entreprise d’une opération extraordinaire, dont le résultat sera peut-être doué des plus vastes conséquences, n’ambitionne d’autre but que la réussite de cette expédition glorieuse. Oui, Monseigneur, je le jure à Votre Excellence, mon ambition reste pleinement satisfaite avec l’entreprise que Sa Majesté a daigné confier à mon zèle.

Mais, sur le moment de partir, je dois manifester à Votre Excellence et à Sa Majesté mon âme tout entière ; je dois rappeler au gouvernement qui me protège, qui fut aussi la patrie de mes ancêtres (Abbadie), mes idées politiques sur l’Afrique. La chose est d’une importance si majeure que je ne me lasse de réclamer l’attention du gouvernement sur cet intérêt du premier ordre pour l’État. Tel est l’objet des dix papiers ci-joints que je soumets à Votre Excellence pour en faire l’usage qu’elle estimera convenable. Ce n’est pas mon intérêt qui me dicte cette démarche. Si mon âme fusse capable d’une action si basse, il y a déjà onze ans que je me trouverais à la tête de l’Afrique septentrionale, ou au moins, cédant aux désirs du roi Charles IV, il y a treize ans que je serais en Europe comblé de richesses. Je n’ai pas voulu établir ma fortune sur des crimes, et la presque indigence a été la récompense de mes principes. Je pourrais citer à Votre Majesté plusieurs témoins bien marquans de ces vérités ; peut-être qu’un jour elles occuperont quelques lignes dans l’Histoire. Enfin, Monseigneur, ce n’est pas mon intérêt, c’est l’intérêt de la France, l’intérêt de l’Europe, l’intérêt de l’humanité entière, qui me dicte cette démarche.

J’espère que Votre Excellence appréciera la pureté de mon intention ; mais il faut penser qu’une fois cette occasion perdue, les siècles passeront, et peut-être il ne se présentera une autre semblable ; et nos neveux regretteront l’insouciance de leurs aïeux sur un objet de si haute importance.

Qu’on n’oppose pas le système de la légitimité si justement adopté en Europe ; le poignard est le titre légitime à Alger et au Maroc, et, si les droits de succession dussent prévaloir en Afrique, le monarque légitime du Maroc se trouve exilé au Caire et pensionné par moi-même.

Qu’on n’oppose pas non plus les intérêts croisés des puissances d’Europe et particulièrement de l’Angleterre. Si on voulait s’occuper sérieusement de cet objet que je réclame inutilement, il y a deux ans, je m’enhardis à prédire qu’un petit congrès de peu de jours aurait suffi pour s’entendre, et les ambitions partielles auraient resté satisfaites au profit même du bien général. Je ne parlerai pas du système machiavélique qui établit, en principe d’utilité, le despotisme et la piraterie barbaresque ; le temps fera justice de cette erreur politique et on regrettera l’occasion perdue pour soulager l’humanité souffrante.

Enfin, Monseigneur, je laisse entre les mains de Votre Excellence ces papiers, la priant de les garder comme une dernière effusion de mon cœur