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auraient-ils consenti à se lier par une telle loi, par une « loi sacrée, » avec de misérables va-nu-pieds ?

Tout s’explique, au contraire, si l’on songe qu’il pouvait y avoir autre chose dans la plèbe que des indigens ou des prolétaires. On a donné bien des définitions de la plèbe : aucune peut-être n’est tout à fait vraie, parce que toutes veulent limiter ce qui est, par nature, sans limites. La plèbe ne peut se définir que négativement. La plèbe, c’est tout ce qui n’est pas patricien ; c’est le réceptacle où l’on entasse pêle-mêle tous les élémens qui demeurent en dehors des familles aristocratiques, en dehors du culte des ancêtres, en dehors du sol consacré par les auspices ; ce sont les cliens détachés des gentes patriciennes, ce sont les vaincus, mais ce sont aussi les étrangers, les « métèques, » qui viennent s’établir auprès de la « cité » proprement dite, comme les marchands dont nous parlions tout à l’heure. Or, à ceux-là, tout ce que nous savons de la loi Icilia s’applique à merveille. Ils sont riches ; ils s’entendent bien ; ils ont dû déjà former de ces « syndicats, » comme le collège des marchands ou des adorateurs de Mercure, que nous verrons fonctionner un peu plus tard, justement sur l’Aventin. Ils tiennent le sort de Rome entre leurs mains ; il dépend d’eux de la ruiner, de l’affamer ; on a besoin d’eux : quoi d’étonnant à ce qu’ils aient imposé, en profitant de leurs avantages, un sacrifice que jamais des malheureux sans ressources n’auraient pu extorquer ? Et c’est bien eux encore, et non pas les pauvres, qui ont dû faire des terres situées sur l’Aventin l’usage dont nous parle l’histoire. Ce qu’il leur faut, en effet, ce ne sont pas des domaines ruraux ; ce sont des maisons et des magasins, des édifices où ils soient chez eux, où ils ne soient à la merci ni des coups de force, ni des intempéries naturelles. Aussi n’est-on pas surpris de voir s’élever sur l’Aventin une agglomération urbaine, et non une masse de petites propriétés agricoles. On peut donc affirmer que le but de la loi Icilia, — au moins son but direct et essentiel, — n’a pas été d’améliorer le sort de la classe pauvre, mais de fixer à Rome, en leur donnant la satisfaction qu’ils demandaient, les riches marchands venus du dehors, de transformer leurs installations passagères en établissemens définitifs. Pour parler le langage moderne, Rome n’avait connu jusque là que des « marchés » ou des « foires : » elle eut désormais, — comme Shang-Haï ou Yokohama, — sa « concession étrangère. »