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et de raison. Tel est l’esprit et l’âme que respirent en d’innombrables passages les quatuors d’Haydn, ses plus belles symphonies et ses oratorios. Telle est, peut-être encore plus que la joie, la « finalité » supérieure et totale de son génie.

Cela paraît aussi dans l’histoire de sa vieillesse et de sa mort. Le déchu de Haydn, avec beaucoup de mélancolie, eut une insigne grandeur. C’est sur un texte et sur un thème d’adieu qu’il acheva son quatre-vingt-troisième quatuor. Et parmi les traits de ses dernières années, je trouve à celui-ci, que rappelle son biographe, une sorte de majesté patriarcale et sainte. En 1808, peu de mois avant la mort du maître, ses amis voulurent lui procurer un dernier triomphe. « Salieri dirigeait une exécution de la Création. Ils l’amenèrent, sur un fauteuil roulant, dans la salle du concert, où le public le reçut par de chaleureux applaudissemens. Dès le commencement, l’agitation de Haydn fut extrême ; lorsque éclata le splendide fortissimo : « Et la lumière fut, » il se leva, et, montrant la voûte, s’écria : « Elle vient de là-haut ! » A la fin de la première partie, il fallut l’emmener au milieu des démonstrations enthousiastes des assistans, qui l’acclamaient et l’entouraient pour lui baiser les mains. Du seuil, il les remercia par un geste d’adieu et de bénédiction. « 

Son Empereur eut, après son Dieu, ses dernières pensées. Au mois de mai 1809, très malade et déjà mourant, on voulut le soustraire au péril de l’invasion. Il refusa de partir, assurant avec fierté que là où était Haydn il ne pouvait rien arriver de funeste. Un jour, un officier français entra dans sa demeure, s’assit à son clavecin et lui chanta l’air de l’archange Uriel, de la Création. Haydn, gravement et sans parler, embrassa l’ennemi généreux. Peu après, il trouva la force de se lever encore et l’hymne autrichien résonna faiblement sous ses doigts. Puis, le dernier jour de mai, ayant prié pour les vaincus et reçu l’hommage du vainqueur, le grand artiste et le grand patriote acheva de mourir.

Voilà le Haydn classique, celui que nous connaissions tous. Il en existe un autre, plus caché. M. de Wyzewa l’a découvert et nous le révèle : c’est un Haydn passionné, souffrant, et qu’on n’attendait pas. Il est venu pourtant, ou survenu, et il s’impose. Il est venu, quelque vingt ans même avant cette symphonie de 1793, alla Mozart, inspirée peut-être par le souvenir et le regret du grand et jeune mort, dont elle pourrait bien être aussi, nous l’avons vu, l’oraison funèbre et paternelle. Dès l’année 1772, d’après M. de Wyzewa, s’ouvre dans l’œuvre de Haydn beaucoup plus qu’une coupure, une déchirure, un abîme de