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toutes les ressources du pouvoir suprême entre les mains du seul souverain, dont l’intérêt se confondrait avec celui de la nation, et qui, par suite, ne pourrait vouloir que le bien. Il voulait, de même, introduire l’harmonie dans les lois, au lieu de cette variété infinie qui résultait de l’inégalité des classes et de la persistance des coutumes régionales. Mais c’est dans l’ordre économique qu’il entendait faire les premières réformes. En cette matière, ses principes généraux peuvent se réduire à cette formule : rendre au commerce, à l’industrie, la liberté qui leur avait été peu à peu retirée, étendre le droit au travail à tous les citoyens, en supprimant toutes les entraves, seul moyen, pensait-il, de provoquer la concurrence, par conséquent d’encourager le progrès et le bon marché. Cette formule, à vrai dire, ne lui appartenait pas en propre. Les économistes du temps, les physiocrates comme on disait alors, Quesnay, Gournay, le marquis de Mirabeau, avaient maintes fois développé cette idée. Le mérite de Turgot sera de discerner, parmi la multitude des innovations proposées, les plus urgentes, les plus réalisables, et d’en chercher, par des moyens pratiques, la plus rapide application. Mais, son grand tort, en édictant ces sages mesures, sera de n’y pas apporter les gradations et les ménagemens nécessaires, de négliger d’y préparer habilement l’opinion, qui, tout en réclamant à grands cris des réformes, n’était pas toujours disposée à en subir les conséquences. Il oubliera, pour tout dire en un mot, d’appeler à la rescousse le meilleur des alliés, le temps, sans lequel il n’est point de décisives et durables victoires.

Dans cette hâte et cette fougue d’entreprendre, les ennemis de Turgot virent une rage ambitieuse, un accès d’orgueilleux délire, l’enivrement d’un homme auquel l’encens trop prodigué a fait tourner la tête. On a cité le mot qu’il aurait dit à l’un de ses intimes : « Je crois véritablement que je suis né pour régénérer la France ! » Et l’on ne peut nier, en effet, qu’il eût conscience.de sa valeur et qu’il souffrît impatiemment toute objection à ses projets. Mais sa fièvre d’agir vient surtout d’une plus triste cause, l’état de sa santé, la crainte que les années ne lui fussent jalousement comptées. « La goutte, écrit La Harpe, était héréditaire dans sa famille, comme la probité. » Son père, l’un de ses frères, étaient morts à quarante-neuf ans, emportés par cette maladie, dont lui-même ressentait déjà les cruelles et