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fréquentes atteintes. Sur ses vingt mois de ministère, il en passera sept dans son lit. De là sa précipitation à tout embrasser à la fois. Il a d’ailleurs lui-même invoqué cette excuse ; à l’un de ses amis qui l’exhortait à ne point presser ses réformes : « Comment, répondait-il, pouvez-vous me parler ainsi ? Vous connaissez les besoins du peuple, et vous savez que, dans ma famille, on meurt à cinquante ans[1] ! »

Tel était l’homme, dont l’avènement était salué par l’une des plus touchantes explosions d’espérance qui ait jamais soulevé l’âme d’un peuple en détresse. Aux bravos frénétiques des spectateurs de l’Opéra, aux acclamations de la foule, faisaient écho les congratulations de toute une classe de gens dont le pouvoir récolte rarement les suffrages. Ecrivains, philosophes, habitués des cénacles et des bureaux d’esprit, tous se louaient à l’envi de l’élévation d’un des leurs. « Si j’avais quelques jours de vie à espérer, s’écriait Voltaire, j’attendrais beaucoup de M. Turgot... Il est né sage et juste, il est laborieux et appliqué. Si quelqu’un peut rétablir les finances, c’est lui[2]. » — « Il y a tant de nouvelles, tant de mouvemens, tant de joie, qu’on ne sait auquel entendre... L’ivresse est générale : » ainsi s’exprime Julie de Lespinasse[3]. Et Mme du Deffand est pour une fois d’accord avec sa jeune rivale ; elle espère tout de ce « nouveau Sully, » qui « professe la vertu, qui veut faire régner la liberté, établir l’égalité, et pratiquer l’humanité. » L’opposant à l’abbé Terray, elle ajoute, de sa plume caustique : « C’est un sage qui certainement voudra le bien, non pas à la manière de son prédécesseur, le bien d’autrui[4] ! » Pour jeter une note discordante dans cet heureux concert, il faut une voix lointaine ; du fond de son « exil de Naples, » l’abbé Galiani juge les choses avec moins d’optimisme, et son amitié pour Turgot n’obscurcit pas sa clairvoyance : « Enfin, mande-t-il à Mme d’Épinay[5], M. Turgot est contrôleur général... Il restera trop peu de temps en place pour exécuter ses systèmes. Il punira quelques coquins, il pestera, se fâchera, voudra faire le bien, rencontrera des épines, des difficultés, des coquins partout. Le crédit diminuera, on le

  1. Vie de Turgot, par Condorcet.
  2. Lettre des 5 et 7 septembre 1174.
  3. Lettre d’août 1774. — Ed. Asse.
  4. Lettre du 29 août 1774. — Ed. Lescure.
  5. Lettre du 17 septembre 1774. — Ed. Perey et Maugras.