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détestera, on dira qu’il n’est pas bon à la besogne ; l’enthousiasme se refroidira, il se retirera ou on le renverra ; et on reviendra une bonne fois de l’erreur d’avoir voulu donner une place telle que la sienne, dans une monarchie telle que la vôtre, à un homme très vertueux et très philosophe. La libre exportation du blé sera ce qui lui cassera le cou, souvenez-vous-en. » Étonnante prédiction, que nous verrons se vérifier dans les moindres détails.


II

Un novateur ministre n’est pas nécessairement un ministre novateur, et la distance est grande parfois des promesses de la veille aux actes du lendemain. Ce n’est pas à Turgot qu’on peut adresser ce reproche. La lettre que, le soir même de son avènement au contrôle général, il adressait au Roi résumait son programme et annonçait de quelle manière il comptait l’appliquer. De cette lettre, nous connaissons non seulement le texte officiel, mais aussi le premier brouillon, qui offre l’intérêt de nous montrer la pensée de Turgot, pour ainsi dire, toute nue, sans fard et sans apprêt[1] . On ne peut, en lisant ces lignes, se défendre de l’émotion que confessera Malesherbes : « Rien n’est plus touchant, rien ne donne une idée plus noble et en même temps plus attendrissante, du caractère du ministre, et même de celui du Roi à qui on a osé écrire une pareille lettre[2]. »

Turgot y rappelle au début son entrevue avec Louis XVI le soir du 24 août, et les promesses formelles recueillies de la bouche du Roi : « En sortant du cabinet de Votre Majesté, encore plein du trouble où me jette l’immensité du fardeau qu’Elle m’impose, agité par tous les sentimens qu’excite en moi la bonté touchante avec laquelle Elle a daigné me rassurer, je me hâte de mettre à vos pieds ma respectueuse soumission et le dévouement absolu de ma vie entière. Votre Majesté a bien voulu m’autoriser à remettre sous ses yeux l’engagement qu’Elle a pris avec Elle-même de me soutenir dans l’exécution des plans

  1. Ce brouillon a été publié en partie par M. Etienne Dubois de l’Estang, petit-neveu de Turgot et héritier des archives du château de Lantheuil, dans son intéressante notice : Turgot et la famille royale.
  2. Note inscrite par Malesherbes sur le brouillon de la lettre de Turgot. Ibid.