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Ces mesures étaient commentées dans un long préambule, traité complet sur la matière, expliquant les raisons et réfutant les objections. Un tel exposé de motifs, qui, selon l’expression de La Harpe, « changeait les actes de l’autorité souveraine en ouvrages de raisonnement et de persuasion, » fut regardé comme une grande nouveauté. Il produisit une sensation profonde. Les philosophes célébrèrent l’événement comme une glorieuse victoire : « Je viens de lire, mandait Voltaire à d’Alembert, le chef-d’œuvre de M. Turgot. Il me semble que voilà de nouveaux cieux et une nouvelle terre ! » Notons pourtant que certains détracteurs s’égayaient aux dépens du style et critiquaient la longueur du morceau. Turgot n’en avait cure : « On le trouvera diffus et plat, disait-il de son préambule[1] ; voici mon motif : j’ai voulu le rendre si clair, que chaque juge de village pût le faire comprendre aux paysans… je désire rendre cette vérité si triviale, qu’aucun de mes successeurs ne puisse la contredire. »

Cette indifférence se conçoit pour les critiques de forme, mais une plus grave opposition allait promptement surgir. Rien de plus logique, à coup sûr, que d’établir la liberté du commerce intérieur, de libérer l’État du soin périlleux de pourvoir aux approvisionnemens des villes et des provinces. « Se charger de tenir les grains à bon marché, lorsqu’une mauvaise récolte les a rendus rares, c’est une chose impossible, déclarait justement Turgot. C’est par le commerce, et le commerce libre, que l’inégalité des récoltes peut être corrigée[2]. » Ces vérités paraissent indiscutables ; mais, à Fé-poque où elles furent proclamées, il eût fallu, pour que le système de Turgot produisît sur-le-champ les bienfaits attendus, certaines conditions matérielles qui faisaient cruellement défaut : des routes en nombre suffisant, des canaux navigables, de rapides moyens de transport, toutes choses qui ne s’improvisent guère et faute desquelles, sur bien des points, la loi de liberté demeurerait lettre morte, tandis que la disparition subite des greniers d’approvisionnement risquerait d’affirmer les villes et les campagnes. Cette crainte, dès le premier moment, se fait jour dans le populaire, et de vagues méfiances apparaissent au lendemain même de la publication de l’édit. « Il n’est question, constate l’abbé Baudeau[3],

  1. Journal de l’abbé de Véri, passim.
  2. Préambule de l’édit sur les grains.
  3. Chronique secrète, 22 septembre 1774.