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en ces circonstances difficiles, l’intempestive opposition de la magistrature : « Je viens de voir, disait le Roi, M. de Maurepas et M. le Garde des Sceaux. Si l’enregistrement est forcé, cela sera une terrible porte aux médians. Si le parlement donne des arrêts contre, cela sera encore pire. Aussi M. le Garde des Sceaux a écrit, sous son propre et privé nom, aux meilleures têtes du parlement, pour tâcher de faire enregistrer de bonne volonté... Il croit que c’est la peur du peuple qui les retient[1]. » Turgot, en réponse à cette lettre, rapporta de Paris le texte de l’arrêt dont j’ai donné plus haut la partie essentielle. Dès lors, toute illusion tomba, et il fut résolu que l’on relèverait le défi. Des mousquetaires eurent commission d’arracher et de lacérer les placards de l’arrêt sur les murs de la capitale ; l’imprimeur reçut sommation d’avoir à en briser les planches. Des lettres de cachet furent expédiées aux membres de la cour, leur enjoignant de se rendre à Versailles dans la matinée du lendemain, afin d’y assister à un lit de justice et d’y « recevoir les ordres du Roi. » C’était, depuis la destruction de l’œuvre de Maupeou, le premier conflit qui s’élevait entre le parlement et le pouvoir royal.

D’ailleurs, malgré l’excitation, tout se passa plus calmement qu’on n’eût pu s’y attendre. Le vendredi 5 mai, à neuf heures du matin, quarante carrosses où, en robes noires[2], s’entassaient présidens, conseillers, avocats généraux, procureur général, quittèrent le Palais de Justice et s’engagèrent sur la route de Versailles, où le cortège déboucha vers onze heures. Les magistrats furent reçus au château avec les honneurs habituels et conduits dans la salle des ambassadeurs, où « fut servi, à quatre tables, un magnifique repas, tout en poisson, à cause du vendredi. » Le dîner fut long et copieux ; peut-être la chère délicate eut-elle quelque influence sur l’heureuse détente des esprits, A quatre heures, le Roi se rendit dans la salle des gardes du corps, préparée pour la circonstance ; ses frères, les princes du sang, les grands officiers de la Couronne et le Garde des Sceaux étaient à ses côtés. Turgot manquait à la séance, étant reparti pour Paris, où, de concert avec du Muy, ministre de la guerre, il veillait au maintien de l’ordre.

Le parlement, au grand complet, attendait en silence l’arrivée

  1. Documens publiés par M. Dubois de l’Estang, passim.
  2. Le roi avait expressément prescrit cette tenue, car « Sa Majesté, disait-on, n’aimait pas les robes rouges. » — Journal de Hardy, passim.