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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/461

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couteau, et se fâche encore, par ’dessus le marché, de n’avoir pas acheté plutôt une vraie pierre à repasser. Or, il se trouve que des Anglais en voyage aperçoivent ces beaux fragmens profanés. Ils se mettent en rapports avec le juif : mais celui-ci déteste les chrétiens, et soupçonne sa pierre à repasser d’être, peut-être, l’image d’un de leurs dieux. Et ainsi les dilettantes s’en vont, mais d’autres amateurs surviennent, et le juif voit ces restes épars se changer, pour lui, en une source d’honneur et de profit ; il se vante même de pouvoir céder la tête, aui forme, à la rigueur, un tout complet… Et, maintenant l’ancien chef-d’œuvre, mal restauré, est devenu une dame raisonnable, qui m’écrit de petites lettres pleines de sens où elle m’octroie de bonnes leçons, et me conseille de labourer la terre, pour regagner la santé, et m’engage à semer dans le sol ma noble douleur pour qu’il en naisse des raves jaunes, que je pourrai manger à la gloire de Dieu. Mais vous ignorez peut-être, chère amie, que les raves jaunes ont toujours été en horreur à toute notre famille ! Et, donc, laissez-moi continuer à aimer et à souffrir : car lorsque je vous ai vue, pour la première fois, chez le marchand juif, la vue de ces beaux restes a éveillé en moi le goût de l’art, et de l’amour, et de la vie ! Ou plutôt, j’ai eu de naissance le sentiment de l’art ; et lorsque j’ai aperçu ces fragmens, et que l’amour s’est éveillé en moi, j’ai pensé pouvoir reconstituer la statue entière, par mon amour créateur : mais c’est ce que n’a point compris la moderne Psyché, qui s’est imaginé que j’étais un rêveur insensé, parce que j’adorais le cœur, la tête perdus…


Enfin le poète raconte qu’il a passé plusieurs mois dans le voisinage d’une’ petite actrice dont la ressemblance avec Sophie l’avait attiré. « Ainsi, chère Méreau, je vous ai eue devant ma lorgnette, tout un trimestre, cinq fois par semaine ! J’ai pu là vous aimer sans en être dérangé par vos remarques et précautions ; et cela m’a rendu indiciblement heureux… Et tout d’un coup je songe que, tandis que vous possédez le merveilleux privilège de ne pas vieillir, je vais, moi, achever bientôt ma vingt-cinquième année. Mais est-ce que vraiment, vous ne vieilhrez jamais ? Serez-vous toujours aussi charmante ? Continuerez-vous éternellement à rester à Weimar, où éternellement Mayer vous entretiendra des divinités indiennes, suivant ce qui en est écrit dans le Magasin Asiatique ? » Et puis viennent, pour conclure, les « strophes impertinentes » dont Brentano parlait à Arnim. « Adieu, — s’écrie-t-il en des vers charmans, — adieu, et pardonne-toi de marcher dans ce chemin de pruderie ! Et pardonne-moi de te manquer d’égards,., en rêve ! » Mais ce que le jeune homme n’a pas cru devoir avouer à son confident, c’est que ces strophes elles-mêmes, dans la lettre, étaient suivies de quelques lignes en prose d’un tout autre ton :


Adieu, chère, chère Sophie ! Ne m’oublie pas ! Oh ! si tu savais combien je t’aime, et combien je suis malheureux, et comment je suis forcé d’em-