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Pour le présent, la réunion dans un même Cabinet de Malesherbes et de Turgot, c’est-à-dire des deux hommes, selon l’expression générale, « les plus vertueux, les plus éclairés de leur temps, » déchaînait de toutes parts comme une immense vague d’espérance. « C’est le règne de la vertu, du désintéressement, de l’amour du bien public et de la liberté, » écrivait Mme du Deffand. « Voilà donc le règne de la raison et de la vertu, faisait écho Voltaire. Je crois qu’il faut songer à vivre ! » Julie de Lespinasse se départait de son pessimisme ordinaire pour entonner un hymne d’allégresse : « Vous le verrez, leur ministère laissera une profonde trace dans l’esprit des hommes. Le mauvais temps pour les fripons et pour les courtisans ! » Et le sceptique Mercy prophétisait une ère de prospérité pour la France : « M. de Malesherbes annonce une justice qui déconcerte les gens de cour et une humanité qui enchante les gens du commun. L’unité de ses vues avec celles de M. Turgot va produire une grande réforme dans les abus… Les ministres de France cheminent d’accord vers le bien. »

Les premières semaines de juillet 1775 brillèrent comme un point lumineux dans la vie de Turgot. La nomination de Malesherbes lui apportait, sur les sommets périlleux du pouvoir, le réconfort d’une âme toute semblable à la sienne et le bienfait de la plus solide amitié ; la paix semblait assurée au dehors ; les récoltes s’annonçaient bien et promettaient de réparer le déficit des années précédentes ; les factions désarmaient, découragées par leurs échecs, momentanément impuissantes ; la Reine, revenue de ses préventions, se rapprochait tous les jours davantage de ce qu’elle reconnaissait enfin pour « le parti des honnêtes gens ; » la confiance du souverain, répondant à celle du pays, permettait les pensées d’avenir et les projets d’ensemble. C’était l’heure des belles illusions, c’est-à-dire, à tout prendre, du seul bonheur réel dont l’homme connaisse ici-bas la douceur.


MARQUIS DE SEGUR.