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roses, très étroites, en guise de nappe. Là-dessus un plateau, et sur le plateau des assiettes, ou plutôt des soucoupes, comme pour un repas de poupées. Dans l’une, il y a des morceaux de mouton, gros comme des noisettes, et ça constitue le plat de résistance, le kebab ; dans l’autre, il y a des artichauts cuits à l’huile, du thym haché dans la troisième, et, dans la quatrième, des échalotes que nous repoussons avec horreur. Du pain rassis, de l’eau claire ; et pour dessert du yahourt, ce lait aigri par le fameux ferment bulgare, cher à M. Metchnikoff…

M. Bareille, âme angélique, déclare le festin succulent… M. Belon paraît ne pas estimer le kebab, et se méfier du yahourt… J’affirme que ce mets, hygiénique entre tous, panacée contre mille maux, doit être excellent avec du sucre. Et l’on apporte du sucre en poudre… Un chat se caresse à ma robe ; le vieux rempailleur sourit ; la glycine verse l’ombre flottante de ses grappes mauves, et la suavité insensible de son parfum. Le soleil est tiède et le bleu du ciel semble descendre dans l’humble petit jardin, se dissoudre dans l’air embaumé, baigner nos yeux, couler dans nos veines en langueur douce. On n’est plus gai comme tout à l’heure, mais on est bien. On n’a pas envie de parler. On n’a pas envie de bouger. On est loin de tout, loin de soi-même… Et cet état de jouissance mélancolique, de passivité résignée, c’est peut-être la revanche de l’Orient sur nos ironies occidentales, c’est l’enchantement de la Turquie.

Et j’y résiste si mal, que je perds la notion des convenances, et que je reprends du sucre, — il est si aigre, ce yahourt ! — sans y penser… Et je vois tout à coup mes amis qui me considèrent avec indignation… Il n’y a plus de sucre pour eux ! En rêvant, j’ai mangé tout le sucre…

— Voilà tout le féminisme, dit M. Paul Belon, qui regarde tristement l’horrible lait caillé presque intact dans son assiette.


Mai.

Une dame musulmane, amie d’amis, m’invite gracieusement à passer quelques jours chez elle. Là, je pourrai, plus aisément qu’à Péra, voir Selma Hanoum, qui, depuis la contre-révolution, a été presque invisible ; et non seulement la sœur d’Ahmed-Riza bey, mais d’autres dames, Jeunes-Turques et Vieilles-Turques, conservatrices ou émancipées. Ma future hôtesse, —